Jeudi 13 juillet 2017
Tous les dimanches et tous les jeudi, suivez les aventures de GOOD LORD (Oh Lord ! Tome 3) avant sa parution, et en cadeau cette semaine, la couverture virtuelle intégrale. Qu'elle chance de ne pas subir de censure sur ce blog !
C'est l'acteur Helmut Berger qui prête sa frimousse (et le reste) pour illustrer l'extrait 6 du roman. Merci Helmut !
Extrait 6
Modèle Helmut Berger |
Samedi 14 mai 2011, Belgravia
Lawrence secoua la tête. Le texte
qu’il lisait était la copie conforme d’un mémoire rédigé en français, à l’exception
des noms et des dates qui avaient été modifiés. Il tendit la main pour saisir son
stylo Montblanc, sur le bord de son sous-main en cuir. Mais il trouva
l’emplacement vide. Il balaya la pièce du regard. Lorsqu’il avait emménagé à
Belgravia, à l’époque de son internat, il avait abattu une cloison pour réunir
le bureau et la bibliothèque, afin de profiter pleinement de son lieu de
prédilection. L’ambiance n’était pas étouffante comme dans la bibliothèque de
son père à Covington Hall. Certes, on retrouvait le traditionnel ensemble de
canapés et fauteuils Chesterfield, mais un velours frappé terre de Sienne les
recouvrait. Dans le même esprit, la moquette et les murs se déclinaient en tons
beige doré et son bureau était de facture moderne, librement inspirée des
années cinquante et dessinée par un designer danois. Seule la lampe Tiffany,
posée sur le coin de la table, rappelait la décoration surannée du manoir. Elle
détonnait dans la pièce, par son style et ses couleurs de lavande. La lampe,
dont il avait hérité à la mort de sa mère l’automne dernier, représentait un
arbre au tronc de laiton avec des branches de glycines en pâte de verre serties
selon la technique du vitrail. L’une de ses répliques avait servi d’illustration
à la couverture d’une monographie consacrée à Louis Comfort Tiffany. Lawrence ne
courait pas après les antiquités, même lorsqu’elles valaient des fortunes, mais
il avait rapporté l’objet chez lui, car les glycines étaient les fleurs
préférées de sa mère. L’ironie étant qu’avec le temps il les avait prises à son
tour en affection.
Il chercha le Montblanc derrière le
pied de la lampe, sur le sol, dans les tiroirs du secrétaire, en vain. Il tapa
du poing sur l’épreuve.
– C’est si grave que ça ?
demanda Sonia en entrant dans la pièce.
La jeune fille lui avait confié les
deux rapports. L’un étant celui de l’un de ses collègues étudiants, et l’autre,
un document en français trouvé sur internet par une camarade de son groupe de
travail. Lorsqu’elles avaient réalisé la potentialité d’une fraude, la camarade
s’était dégonflée et Sonia s’était tournée vers Lawrence, puisqu’il était l’unique
personne de sa connaissance à comprendre le français.
– Ce n’est pas le mémoire,
répondit-il, enfin, si, pour ce cas, tu es tombée dans le mille, c’est un grossier
plagiat. Si la nouvelle devient publique, le faussaire s’expose à
l’interdiction de présenter des examens pendant quelques années, et je ne sais
même pas si on l’autorisera un jour à repasser un diplôme scientifique.
– Ah ! fit-elle triomphante, j’en
étais sûre. Quel hypocrite, ce salaud ! Toujours à donner des leçons. Quand
je pense qu’il s’est permis de faire des commentaires sur mon dernier
oral !
Tout en parlant, elle contourna le
bureau pour embrasser distraitement Lawrence. Lui-même avait oublié de se lever
à son arrivée.
– Que comptes-tu faire ?
– Le dénoncer, évidemment, pourquoi ?
Tu vois une autre solution ?
C’était délicat de s’attaquer à une
machinerie aussi vieille que l’Université. En provoquant un scandale qui
salirait la réputation de l’institution, Sonia risquait de devenir leur
problème principal.
– Comment prouveras-tu tes
accusations ? Tu ne peux pas fournir cet exemplaire.
Elle grimaça. Sa comparse qui avait
un job au service de reprographie l’avait photocopié sans autorisation. Une des
nombreuses raisons pour lesquelles elle s’était retirée de l’affaire.
– Mais ce qu’il a fait, lui, est
plus illégal que cet emprunt.
Lawrence chercha à nouveau son
stylo. Le manipuler facilitait sa réflexion, mais, comme quelques minutes auparavant,
ses doigts se refermèrent sur du vide. Il l’avait utilisé mercredi. Cela signifiait
que non seulement Nejma n’avait pas restitué la chevalière, mais que depuis
leur entretien, elle avait allongé sa liste de larcins, et continuait à rôder
dans ses appartements.
– Je ne vais quand même pas le
laisser valider son diplôme ? Il s’agit d’une fraude ! En plus, avec
la lèche qu’il fait à son tuteur, il est parti pour finir majeur de la promotion.
C’est facile quand on n’a rien d’autre à faire que de cirer des pompes.
– Il possède au moins un talent de
traducteur, il a raté sa vocation, dit Lawrence, dans une tentative pour
alléger l’atmosphère.
– Tu te moques de moi ?
Pourquoi minimises-tu ses actes ? Tu te comportes comme si tu prenais son
parti. J’aurais dû m’en douter, c’est encore un truc de mec, vous vous serrez
les coudes quoiqu’il arrive.
– « Vous », mais, comment
peux-tu dire ça ? Je relativise la situation, car je m’inquiète pour toi. Il
y a des chances pour qu’effectivement, le corps enseignant, principalement
masculin, se soude autour de ton collègue, mais qu’y puis-je ? Je veux
seulement te protéger.
– Je n’ai pas besoin d’être
protégée. Si tu souhaites sincèrement m’aider, alors atteste sur l’honneur que
le mémoire a été volé. Je remettrai les preuves au doyen lundi matin.
– Ce serait dresser la corde pour
te pendre. Tôt ou tard, je devrai rendre des comptes sur la façon dont le rapport
a atterri sur mon bureau, et c’est toi qui seras accusée de vol.
– Mais si l'on ne s’en mêle pas,
nous laisserons un escroc exercer sous l’étiquette du psychologue certifié, tu
imagines le danger pour ceux qui le consulteront ?
– En même temps, dans ce domaine,
ce ne serait pas le premier.
– Comment oses-tu ? C’est
odieux, c’est… À moins que… et voilà, tu recommences à le défendre !
Lawrence posa ses lunettes. Une
chance que Nejma ne les ait pas chipées, pour la bonne raison qu’il les gardait
en permanence sur lui. Il se frotta le visage. Pourquoi tout ce qui sortait de
sa bouche sonnait-il comme sexiste ou méprisant ? Sonia le regardait
maintenant comme s’il avait lui-même plagié le document.
– Je plaisantais. Excuse-moi si je
me suis montré maladroit. J’essaie d’apporter un peu de légèreté, on est samedi,
j’ai travaillé cinquante-sept heures cette semaine et j’ai perdu deux patients
simultanément jeudi. J’aspire à me détendre et profiter d’un moment agréable
avec une jolie fille, est-ce trop demander ?
Les lèvres de Sonia se pincèrent,
les réduisant à un trait sec et disgracieux. Si dans les romans, les auteurs
décrivent la colère comme un élément qui renforce la beauté des personnages, chez
elle, cela figeait ses traits d’une manière hideuse.
– Je suis très déçue.
Elle ramassa les mémoires et
s’apprêta à tourner les talons, ruinant officiellement leur week-end.
– Miao, ne fais pas ça, attend.
– D’abord tu rabaisses la
psychologie qui n’est même pas une science mineure pour toi, ce n’est pas une
science du tout. J’étudierais l’astrologie, ce serait pareil, d’ailleurs, tu
viens de l’avouer, ce qui te plait, chez moi, ce n’est pas ma conversation,
mais mon physique. « Un moment agréable avec une jolie fille » !
Forcément, une fille, on se fiche de ses opinions. Tu ne t’intéresses pas à ce
que je pense.
– Je te présente mes excuses, ce n’était
pas fin de ma part, mais comprends que je suis épuisé. J’adorerais discuter de
physique quantique, mais j’aimerais encore mieux plaisanter, échanger des
propos légers et m’envoyer en l’air, et je suis surpris qu’à ton âge tu n’aies
pas ça également en tête.
– Je crois que nous nous sommes
tout dit.
Bon sang, les femmes ! se
dit-il en la suivant dans les escaliers. Dans le hall d’entrée, elle récupéra
son sac et rejeta ses cheveux en arrière. Les cours de théâtre d’Eve se montraient
efficaces, il avait presque envie d’applaudir. Au lieu de cela, il se contenta
de fixer la porte qui claquait. Dans ces moments en particulier, Daphné lui
manquait. Il aimait les relations matures, avec des compagnes qui avaient résolu
leur complexe de jalousie vis-à-vis du pénis. Sa vie était si simple avant
Sonia, avant Eve et avant Nejma ! Ironiquement, il comptait sur les
connaissances de Sonia pour négocier sa prochaine interaction avec la gamine.
Il voulait s’enquérir de son avis. En
plus de tout le reste, voilà qu’il allait devoir se débrouiller seul avec
l’enfant.
Samedi 14 mai 2012, Belgravia
Lawrence pensait débusquer Nejma
dans le jardin, elle y passait les trois quarts de son temps. Le quart restant étant
manifestement employé à fureter dans son bureau. Mais en regardant par les
fenêtres de la cuisine, il ne trouva pas trace de la môme, ni à l’extérieur ni
à l’intérieur, ce qui était curieux, car Spencer avait dressé la table pour
elle. La fillette peinait à se plier au rythme anglais, elle s’obstinait à
réclamer un goûter sucré à seize heures et un « vrai » repas à
dix-neuf. Spencer se soumettait à ce caprice qu’il considérait comme un
« décalage horaire », tout en espérant qu’elle rentrerait dans le
rang une fois scolarisée. Un vœu pieux, car la question de l’école avait été
reléguée au mois de juin. Cela lui laissait deux semaines pour s’habituer à son
nouvel environnement. Lawrence l’avait inscrite dans un établissement bilingue à
deux rues de la maison. Mais peut-être avaient-ils tort d’attendre, peut-être avait-elle
au contraire, besoin de rencontrer des enfants de son âge ?
Un éclat de voix en provenance de l’appartement
du majordome attira son attention. Lawrence mit du temps à l’identifier, car il
n’avait jamais entendu Spencer crier auparavant. D’ailleurs, il ne criait pas,
il hurlait. La cuisine en demi-sous-sol se situait au même niveau que l’appartement,
Lawrence poussa la porte qui conduisait à la buanderie, servant de sas avec le
lieu de vie de Spencer. Il buta contre le ballon de Nejma et manqua de
renverser un fer à repasser en rétablissant son équilibre. Le ballon de foot
était tellement usé à certains endroits que le daim se substituait au cuir. Il
ne quittait jamais les bras ou les pieds de la petite. La voix de Spencer se
faisait plus distincte, il avait cessé de s’époumoner, mais la colère contenue
lui donnait un ton atone. Une chair de poule gagna ses avant-bras, il
frissonna. Le père et la fille se tenaient dans l’ancienne chambre de madame
Spencer, qui avait été repeinte en rose pour l’arrivée de Nejma. Lawrence vit la
silhouette raide, penchée sur la gamine, qui la secouait violemment. La tête de
Nejma suivait le mouvement comme si son cou était transformé en spaghettis trop
cuits. Spencer leva son bras libre. Lawrence se précipita dans la pièce.
– Ewan !
Il saisit le poignet au vol. Le
majordome le dévisagea en clignant des yeux comme s’il lui rappelait un vague
souvenir, mais qu’il ne parvenait pas à mettre un nom sur sa personne. Sous
l’effet de l’adrénaline, le corps de Lawrence se couvrit de sueur, sa chemise adhérant
à son dos d’une façon des plus désagréables.
– Ewan, insista-t-il, qu’est-ce qui
vous prend ?
Spencer relâcha l’épaule de Nejma
et elle se réfugia entre une vieille armoire en hêtre et le mur.
– Cette... cette... Monsieur, je
suis mortifié. J’ignore comment c’est possible, soyez assuré que je ferai le
nécessaire pour que cela ne se reproduise plus. Plus jamais.
Lorsque le regard de Lawrence se
posa sur le matelas, il réalisa que les excuses ne concernaient pas son accès
de violence. À l’emplacement d’un des oreillers qui avait été repoussé sur le
côté, étaient rassemblés entre autres, son Montblanc, les boutons de manchette,
le shampoing de Sonia – celui qui ne sentait pas bon, opinion qu’il partageait
avec Nejma – son étui à lunettes et la chevalière ! Il était
particulièrement soulagé à la vue de la bague paternelle. Quelque part en lui,
il avait confiance en cette gosse. Il se doutait que, tôt ou tard, il les
retrouverait, mais il préférait que ce soit tôt plutôt que tard.
Spencer lui raconta d’une voix
hachée, comment il avait décidé de profiter du fait que Nejma goûtait pour rattraper
le retard pris dans la lessive. Alors qu’il chargeait la machine des draps de
Lawrence, il avait aperçu le lit de Nejma en désordre et la couverture en
patchwork cousue par sa mère, traînant à moitié sur le sol. Il lui avait
pourtant ordonné de la ranger. La petite dormait dans le lit à deux places de Mme Spencer,
mais cette enfant ne respectait rien. Il avait traversé le salon en deux
enjambées, mais il ne pouvait se contenter de ramasser la courtepointe, il
devait faire le lit. Il avait appelé Nejma afin de tenter de lui inculquer,
pour la énième fois, la manière d’assembler les draps. Sa française de mère l’avait
élevée en souillon. Il avait réitéré son appel, car elle excellait dans l’art
de l’obliger à se répéter. À la troisième sommation, il s’était avancé dans le
salon, mais Njema était apparue avec son satané nid à microbes sous le coude. « Lâche
ça immédiatement, tu vas te salir ! » lui avait-il dit, et pour une
fois, elle avait obéi. Elle l’avait rejoint avec sa mollesse habituelle,
mollesse qu’elle n’abandonnait que lorsqu’elle courait dans le jardin. Ah ça ! Quand
il s’agissait de jeter sa balle contre le mur, ses pieds devenaient aussi
légers que ceux d’une ballerine. « Dépêche-toi, sacré bon sang ! Je n’ai
pas que ça à faire, le dîner de Milord et Miss Sonia attend et toi, tu dois avaler
ton goûter avant qu’ils ne descendent. » Il s’était tue, conscient de son
incohérence ; elle ne risquait pas de terminer son en-cas s’il l’accaparait
dans la chambre. Elle ne broncha pas. Lorsqu’elle était fatiguée, une
expression désabusée remplaçait l’effronterie dans son regard. « Je me
contrefiche du taudis dans lequel tu vivais en France, mais ici tu vas
apprendre la méthode britannique ! » ajouta-t-il en empoignant l’un
des oreillers pour le taper sèchement contre sa main. Il avait effectué ce
geste tellement souvent qu’il en était réconfortant. Soudain, le visage de
Nejma se vida de sa couleur et, pour la première fois, il exprima de
l’incertitude. Il tourna la tête pour replacer le coussin et découvrit ce qu’il
dissimulait. Dans le creux des draps roses, teinte ridicule, sans rapport avec
la personnalité de la petite, gisait un bric-à-brac d’objets qui n’avaient d’autre
point commun que d’appartenir à tout le monde, sauf à elle.
Sa rage franchit le barrage de ses
lèvres comme on vomit de la bile. Une voleuse ! Sa progéniture, une voleuse !
Une menteuse, une scélérate qui rodait dans les étages malgré son interdiction !
Une voleuse... malhonnête !
Il agrippa Nejma qui se sauvait et
la secoua, parce que c’était tout ce qu’il y avait à faire. Il voulait la secouer
jusqu’à extraire le vice de son corps, mais elle le fixait avec cet air de défi
et ses lèvres fines serrées comme une seule ligne, unique trait physique hérité
de lui. Rien de la grandeur des Spencer ne coulait dans ces veines, il ne se
reconnaissait pas dans ce petit être belliqueux et retors. Il avait frisé la
catastrophe, comment aurait réagi Milord s’il avait eu vent des vols ?
Nejma était livide et les efforts qu’elle produisait pour ne pas se mordre la
langue dans les allers et retours qu’il lui infligeait, octroyait à sa bouche
une espèce de sourire moqueur. Le diable habitait son cœur, il redoubla de
fureur. Elle se réjouissait de son désarroi, elle aspirait à ruiner sa
réputation, démolir l’estime que lui portait Lord Rochester ! Il leva la
main pour effacer cette expression de son visage, mais un étau d’acier retint
son coup. Quelqu’un l’appelait par son prénom et une seconde il crut reconnaître
son père. Ce dernier avait refait sa vie dans les Cornouailles alors qu’il
était jeune garçon.
« Ewan, qu’est-ce qui vous
prend ? » Il distingua la voix de Lord Linton. Seigneur, il était
perdu !
– Ewan, ce n’est pas grave, dit
Lawrence, à l’écoute de son récit. Votre réaction est disproportionnée, ce sont
des bêtises d’enfant. À quoi pensiez-vous ? Vous auriez pu la blesser !
– Mais... elle est montée chez vous,
elle a fouillé, et elle a…. Ça !
Il pointa le lit, renonçant à prononcer
l’évidence à haute voix.
L’honnêteté et la discrétion représentaient
les piliers de son métier. Comment continuer à exercer chez les Linton si sa
propre fille violait ces règles ?
Lawrence se tourna vers Nejma :
– Le parfum, je ne le porte plus, je
te l’offre si tu trouves le flacon joli. Mais le reste, je le garde, parce que
ce ne sont pas des jeux pour les enfants. Si tu souhaites que Sonia te cède son
shampoing, ou ses élastiques, tu lui demanderas, je suis certain qu’elle répondra
oui. Maintenant, dit-il en s’accroupissant, je voudrais que tu viennes près de
moi pour que je vérifie que tu n’as pas de bobos. Spencer, je dois l’examiner,
dit-il à l’intention de son majordome.
Spencer toussa pour éclaircir sa
gorge.
– Bien sûr. Nejma, obéis. Milord
est médecin, il va regarder si tu vas bien.
Nejma s’enfonça dans l’ombre de l’armoire.
– Il est temps que vous alliez préparer
le repas, nous vous rejoindrons dans quelques minutes.
Spencer acquiesça et quitta la pièce
à reculons.
– Dois-je monter une boisson à miss
Sonia ?
Sonia ! Lawrence l’avait complètement
oubliée. Il décolla la chemise de ses omoplates, et l’éventa dans l’espoir de
la voir sécher.
– Sonia est partie et ne reviendra
pas du week-end.
Spencer éclipsé, l’atmosphère de la
pièce s’allégea considérablement. Nejma s’approcha, et il lui prodigua les
examens de base à la recherche de commotions. Elle s’en tirait avec quelques
bleus. Heureusement qu’elle n’avait pas commencé l’école, les marques fraîches
étaient encore jaunes, mais elles dessinaient l’exacte forme des doigts du
majordome. Lawrence était sidéré par la férocité de Spencer, et il était
surpris de sa propre réaction. Il ne transpirait jamais de cette façon
lorsqu’il opérait, mais, là, il avait eu peur. Une peur primale. Bon sang ! songea-t-il
en manipulant la nuque gracile de Nejma, ils avaient frôlé le drame. La petite
se laissa ausculter. Les muscles étaient souples, les réflexes intacts, elle ne
déclarait pas de nausée. C’était une dure à cuire malgré son gabarit d’écureuil.
Il resta un instant agenouillé
devant elle. Il regrettait le départ de Sonia et cette fois, ce n’était pas par
frustration sexuelle, mais parce qu’il aurait bien eu besoin de ses conseils.
– Tu peux obtenir tout ce que tu
veux, tu sais ?
Elle garda le silence. Des cernes bleus
comme ses iris creusaient son regard. Il faudra la surveiller cette nuit. Il
n’était pas tranquille. Il chercha les mots pour la rassurer, lui dire qu’elle était
en sécurité. En vain.
– Si tu veux des jouets, ou des
vêtements, ou Dieu sait ce qu’une fillette de ton âge désire, tu n’as qu’à me
le demander, je te dirai toujours oui. Tu entends ? Je te le promets, je
te dirai toujours oui.
Elle haussa les épaules, mais grimaça
sous le coup de la douleur. Il gardait une crème à l’Arnica dans sa salle de
bain, cela règlera les problèmes des contusions, mais contre les débordements
de Spencer, il se sentait démuni. Il avait besoin d’en parler, mais à
qui ? Sonia en profiterait pour l’analyser, Daphné lui conseillerait de ne
pas s’en mêler, ses collègues de l’hôpital de prévenir les autorités. Il lui
semblait que la seule personne capable de l’écouter et de comprendre son
sentiment de culpabilité vis-à-vis de ce qui venait de se passer, c’était Eve. Impossible
de deviner ce qu’elle lui sortirait, son raisonnement défiant toute logique, et
il y avait des chances pour que cela lui déplaise, mais ça le ferait avancer.
Pour la première fois, il réalisa à quel point son amitié lui manquait. Son
amitié lui manquait, alors qu’il ne savait même pas qu’ils avaient été amis un
jour.
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