Dimanche 27 Août 2017
Le feuilleton de l'été est en ligne !
Tous les dimanches et tous les jeudi, suivez les aventures de GOOD LORD (Oh Lord ! Tome 3) avant sa parution.
Changement de rythme, et si nous allions voir ce qui se passe dans la vie d'Eve ?
Extrait 18
Composition Laure Elisac |
Samedi 11 Juin 2011, Highgate, Londres
La semaine fut bien occupée, ce qui
arrangeait Eve. Elle serait même encline à oublier l’article, si Carolyn
cessait de la jauger d’un air moqueur à chacune de ses instructions. Au moins, grâce
à cette histoire, elle ne se dissimulait plus, avec Gerry. Ils arrivaient dans
la même voiture et se comportaient en couple normal. « Normal »
excluant le roulage de pelle pendant les pauses ou le pinçage de ses fesses
lorsqu’elle pénétrait l’espace scénique, et encore moins l’utilisation du
sobriquet Bébé. Autant de concepts difficiles à assimiler pour l’acteur.
Elle se laissa tomber contre le
dossier précaire de sa chaise pliante. Le mobilier différait peu du local dans
lequel ils répétaient avec son ancienne troupe amateur. La vie s’avérait
facétieuse. Si elle fermait les yeux, mis à part le fait qu’elle passait ses
journées entières dans ce lieu, et non quelques heures hebdomadaires, elle se
croirait à Brixton, avec la bande. Le théâtre leur prêtait une salle de
répétition à quelques rues de la maison de Malcolm, un garage désaffecté qui
sentait la poussière et le plomb, et dont les murs blanchis à la chaux les
protégeaient tellement de la chaleur qu’ils avaient presque froid. Carolyn se
plaignait d’un rhume depuis son arrivée et multipliait les allers et retours
aux toilettes, comme si elle était trop classe pour se moucher en public. Le
corps du bâtiment abritait la scène, délimitée par du Chatterton fixé au sol.
Trois rangées de chaises bordaient l’espace, et Malcolm avait fait livrer deux
canapés clic-clac, incongrus dans cet environnement, mais pratiques pour les
breaks. Actuellement, Noah finissait sa nuit sur l’un d’eux qu’il avait tiré à
l’extérieur par l’une des deux grandes ouvertures donnant sur un carré de
bitume bosselé d’herbes. Par la porte ouverte, les bruits devenus habituels d’une
banlieue résidentielle parvenaient jusqu’à eux dans une quiétude ronronnante.
Les journalistes qui squattaient les abords s’étaient lassés. Le principe d’une
répétition étant d’être répétitive, rien ne ressemblait plus à un cliché pris
sur un parking qu’un autre cliché pris sur un parking.
Elle stoppa la scène en cours. Le
deuxième canapé figurait comme élément de décors, Gerry et Carolyn enlacés
dessus.
– Je ne saisis pas l’intérêt de me
lever à cet instant, protesta Carolyn.
« Ça m’aurait étonnée »,
mâchonna Eve entre ses dents.
– Dans ce passage, reprit-elle avec
une patience forcée, le rapport de force s’inverse. C’est le moment de bascule
où tu prends de l’ascendant sur lui. C’est pour cela qu’au début de la scène Gerry
se tient debout et qu’à la fin, c’est toi.
– Mais puisque je suis censée le
séduire, la logique voudrait que je sois assise à côté de lui.
Elle avait prononcé cette remarque
en articulant le mot logique comme si elle s’adressait à une demeurée.
– Si je le touche ici pendant ma
dernière réplique…
Elle agrippa la cuisse de
Gerry.
–… les gens comprendront qu’il a
rendu les armes.
Elle caressa le comédien en
regardant Eve d’un air interrogateur.
– Dans un film, peut-être, mais au
théâtre, je préfère une approche plus symbolique.
Derrière elle, Eve entendit Raj s’agiter
en râlant. La manie de Carolyn de discuter chacune de ses directives
ralentissait le travail, mais au lieu de porter grief à la reine du caprice, les
acteurs orientaient leur agacement sur elle. La veille, elle avait galéré pour lui
démontrer l’inutilité de crier pour figurer la colère. Peu d’interprètes réussissent
à maintenir l’intensité lorsqu’ils montent la voix, et Eve soupçonnait la
starlette d’avoir atteint ses limites. Elle possédait trois jeux : le
sourcil levé pour imiter la surprise, le sourire lèvres fermées pour la
séduction et le sourire dents apparentes pour la joie, quant au reste, elle
s’en remettait à l’expressivité de son décolleté, ce qui fonctionnait
parfaitement jusque-là.
– Qu’en pense Malcolm ?
Eve roula son texte comme si
c’était le cou de Carolyn.
– Est-il au courant ? enchaîna
la perfide. Téléphonons-lui pour qu’il nous aide.
– Caro, intervint Gerry, si Malcolm
a engagé Bébé, c’est justement pour éviter de répondre à ce genre de questions.
– Bon, dit Eve en se levant. Pause
déjeuner.
– Mais il n’est que onze heures et
demie !
Le regard que lui lança Eve, pour
une fois, lui cloua le bec.
La troupe avalait son lunch dans
l’unique pub du coin, un boui-boui imbriqué entre un Boots et une épicerie,
tandis qu’elle-mêle profitait d’un brin de solitude en croquant un fruit ou une
poignée de crackers. N’importe quoi pour éviter un tête à tête avec Carolyn.
Elle s’éloigna pendant que la troupe s’éparpillait et alluma son téléphone –
elle imposait à l’équipe de les éteindre pendant les répétitions – afin
d’envoyer un SMS à Gerry : « Approche pas de moi. Va manger avec les
autres. Pas faim. »
Trop tard, il glissait un bras
autour de ses épaules au moment où le message arrivait, elle sentit le smartphone
vibrer dans son dos. Il lut sa prose en la serrant affectueusement. Elle se
dégagea.
– Gerry, qu’est-ce qui t’a pris de
m’appeler Bébé, bordel !
– Tu m’excites quand tu te montres autoritaire,
ça vient tout seul.
– Peu importe, je t’ai déjà demandé
d’oublier les Bébé, Baby, Babe, Poussin et compagnie.
Il se pressa à nouveau contre elle
et appuya son bassin contre son ventre d’une manière suggestive.
– Tu me colles la trique, la façon
dont tu nous as dirigés ce matin, c’était… il posa ses lèvres contre son
oreille pour souffler un « waouh ».
Eve soupira, Gerry était incapable
de garder son sérieux deux minutes.
Noah apparut dans l’entrée, les
yeux endormis.
– Continuez, continuez, faites
comme si je n’existais pas, je cherche mon portefeuille.
Ils attendirent qu’il ait localisé
ses affaires et quitté la pièce. Eve renonça à repousser Gerry. À quoi bon lutter ?
La discrétion était absente de son vocabulaire aussi sûrement que la subtilité
était absente du jeu de Carolyn.
– Viens casser la graine avec nous Bébé,
quand tu te planques ici tu me manques, et puis ça ne sert à rien de te cacher,
les autres ont besoin que tu te mêles à eux.
– Avec qui faut-il que je me mêle ?
Je connais Noah depuis des années et je baise avec toi. Il reste Raj et Carolyn
qui n’en ont rien à cirer de copiner avec moi. Que veux-tu que ça change, que
je mange avec vous ?
– Cela permettra à Carolyn de te
pratiquer en dehors des ordres que tu lui donnes et que Noah se rappellera
peut-être à qui il doit son rôle. Ce faux cul préfère lécher les bottes de
Carolyn que de se fendre d'un merci. Montre-leur que tu es humaine, comment pourraient-ils
te côtoyer et ne pas tomber raide dingue de toi ?
Le ventre d’Eve gargouilla. Gerry
descendit le portail du garage pour clore le local.
– D’accord, dit-elle. Pars devant
et commande-moi une Shepard Pie avec une salade, je fais un saut aux toilettes et
je vous rejoins.
Gerry sourit et l’embrassa. Pas un
petit baiser. Il n’y avait jamais rien de petit avec lui. Il l’embrassa à
pleine bouche, la langue autour de la sienne et la salive chargée d’adrénaline.
Lorsqu’il se recula, il pencha la tête en direction des toilettes.
– Un petit encas, Bébé ?
– Gerry !
– Ok, ok, je me renseignais.
Il réajusta son jean et disparut
par la sortie de service. Eve regretta immédiatement de l’avoir remballé. Se
faire secouer par Gerry, même pour un coup furtif, c’était comme les manèges à
sensation : grimper dessus coupait le souffle et la pensée. Une excellente
manière de se vider la cervelle.
Les w.c. se trouvaient derrière
l’espace scénique. Ils étaient mixtes et comptaient avec les vestiges de douches,
souvenir du garage. Leur exposition plein nord leur valait le surnom de
glacière et il y régnait une odeur d’humidité qui faisait froncer le nez et
serrait la gorge quand on s’y aventurait. Eve savonna ses mains au-dessus du
lavabo, et, dans le reflet du miroir, elle nota que les cernes qui creusaient son
visage lui seyaient. En fait, elle aimait bien sa trombinette. Elle grimaça
afin d’accentuer les rides au coin de ses yeux. Même elles, elles lui
plaisaient, procurant du caractère à ses traits et du caractère, elle en avait
un grand besoin.
Un bruit d’étoffe froissée attira
son attention et elle toussa afin de signaler sa présence. Les panneaux mélaminés
des cabines s’arrêtaient à mi-mollet. En se baissant, on apercevait les pieds
des occupants, mais inutile de se contorsionner pour deviner de qui il
s’agissait. Elle avait vu Raj et Noah partir, il ne restait que Carolyn. Elle
s’installa dans le box mitoyen et se soulagea avec une discrétion relative, sachant
que les murs offraient une caisse de résonnance digne du Royal Albert Hall. Comment
Carolyn réussissait-elle à opérer avec une telle retenue ? À part quelques
bruissements, elle n’avait perçu aucun son depuis son entrée dans les
toilettes. À moins que Carolyn soit plus là pour se remplir les naseaux que pour
vider sa vessie. Putain ! Avec Aline, elles avaient rapidement identifié
la propriétaire du papier poudré abandonné lors de la lecture chez Malcolm.
L’idée qu’elle se came pendant les répétitions la mit hors d’elle. C’était un
manque de professionnalisme. Eve maudit les producteurs qui les obligeaient à
garder ce boulet dans leur équipe.
Elle sortit et passa à nouveau ses
mains sous l’eau. L’odeur âcre du savon allait se mélanger avec les effluves de
son repas, mais présentement, c’était le cadet de ses soucis.
– Carolyn ? appela-t-elle en actionnant
le distributeur d’essuie-tout, il faut que je ferme la salle, car je vais au
pub, tu nous accompagnes ?
Aucune réponse, mais des bruits indiquaient
que quelqu’un avait bougé derrière la porte. Elle s’appuya contre le rebord du
lavabo. Son téléphone vibra dans sa poche. « Tu te comptes les
poils ? Magne-toi BB on t’attend. »
– Carolyn, Gerry demande s’il doit
commander pour toi.
Le panneau s’ouvrit et le battant
valsa contre la cloison mitoyenne.
– Ah oui ? Et depuis quand
Gerry se soucie-t-il d’autre chose que de toi ?
Les yeux de Carolyn étaient rouges.
Pas seulement le blanc, explosé par la cocaïne, mais ses paupières, comme si
elle avait pleuré. Elle corrigea la bride de son top sur son épaule osseuse et
se planta devant le miroir pour se lisser les cheveux.
– Qu’il me prenne ma salade
habituelle. Avec la sauce à part, surtout.
Eve tapa le message et pila,
interdite.
– Merde, Carolyn, ton nez saigne,
tu vas t’en foutre partout.
Carolyn se courba nerveusement sur
le bac, en se pinçant l’arête nasale. Il s’en était fallu d’une seconde pour
que son tee-shirt se couvre de sang. Elle tenta d’atteindre le distributeur de
serviettes, mais cela nécessitait de passer par-dessus Eve. Cette dernière
arracha quelques feuilles pour les tendre à l’actrice. Carolyn fit de son mieux
pour colmater l’hémorragie, il était comique de la voir batailler avec le
liquide visqueux qui ruinait son savant maquillage. Elle était bonne pour
refaire son fond de teint et son rouge à lèvres.
– Pour qui est-ce que tu te
prends ? dit-elle, la voix nasillarde à cause de la cellulose enfoncée en
cône dans ses narines. Tu penses que tu vaux mieux que moi ?
– Excuse-moi, je ne souriais pas
pour me moquer. Enfin, si, mais pardon, le moment est mal choisi. Dis-moi ce
que je peux faire pour t’aider.
Eve était sincère. Carolyn était
tête à claques, mais elle était très jeune, et elle semblait tellement
vulnérable, malgré son agressivité.
– Fous-moi la paix, espèce de
garce. Qu’est-ce que tu fabriques encore là, tu veux ma photo ?
– Je comprends qu’avec tout ce que
tu te fourres dans le pif tu contrôles difficilement tes émotions, mais
j’aimerais que tu me considères avec plus de respect.
Carolyn éclata d’un rire de
serpent. Du moins, c’était comme cela qu’Eve imaginait leur rire, si ces
animaux avaient été dotés d’humour. Elle se demanda si l’humour constituait
l’apanage de l’être humain et chercha dans sa mémoire si elle avait déjà
assisté à une crise de rire chez un animal. Les singes, paraissaient de se
fendre la…
– Oh la petite chérie ! Je
devrais te respecter parce que tu suces la bite de Gerry ? Et d’où crois-tu
que je tiens cette mauvaise habitude, hein ?
Elle jeta l’essuie-tout dans la
corbeille. Avec le sang, on aurait dit un œillet en papier crépon.
– C’est ton cher et tendre qui m’a offert
ma première dose, et un jour il t’en filera à toi aussi. Alors, on verra
laquelle de nous deux sera la plus maline.
Elle s’aspergea le bas du visage et
ouvrit un poudrier pour réparer les dégâts avec dextérité. Ce n’était manifestement
pas la première fois qu’elle rencontrait ce problème. Elle ramassa son sac, et
bouscula Eve afin de quitter les lieux.
Eve demeura pétrifiée par la
nouvelle. Gerry et la drogue ? Il était accro au sexe, accro à l’adrénaline,
accro à la célébrité. Il avouait lui-même qu’il fuyait l’alcool, car il était étranger
au concept du verre unique. Mais les drogues dures ? Il lui avait confié
en avoir consommé à l’époque où leur carrière démarrait avec Malcolm, mais un
soir, après une fête particulièrement poudrée, il s’était retrouvé étalé, seul,
sur un trottoir, lorsqu’une voix dans la bouillie de son cerveau entonna un
compte à rebours : « mort imminente dans dix secondes, neuf, huit... »
Il s’était réveillé à l’hosto. Par miracle, Malcolm l’avait découvert à temps
et avait alerté les urgences. Cette nuit-là, il avait tout envoyé bouler, la
coke, la cigarette et la bibine, alors l’imaginer fournir de la dope à Carolyn…
Elle secoua la tête « impossible, pas lui » énonça-t-elle tout haut.
Mais comment faire confiance à un acteur né de son acabit ?
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