GOOD LORD (Oh Lord ! Tome 3) Laure Elisac, tous droits réservés Extrait 17

Jeudi 24 Août 2017


Le feuilleton de l'été est en ligne !
Tous les dimanches et tous les jeudi, suivez les aventures de GOOD LORD (Oh Lord ! Tome 3) avant sa parution.

J'espère que vous savourerez cet extrait qui est court, mais percutant...


Extrait 17


Montage Laure Elisac

 

Dimanche 5 juin 2011, Rushcroft Road, Lambeth, Brixton




La fête s’acheva comme elle avait commencé, dans une cacophonie de sons et de mouvements empêtrés par les chaises et les tréteaux. Alex annonça qu’il prenait la route pour Covington. Lawrence proposa à Dante de le déposer pour permettre à Alexander de gagner du temps.
– Es-tu sûr ? protesta le peintre, tu raccompagnes déjà Sonia et Daphné, tu vas te coltiner toute la ville.
– Je peux me charger de raccompagner Daphné, intervint Gerry, puisqu’Eve dort chez elle cette nuit, je me retrouve célibataire pour la soirée.
– Non ! fit Lawrence sèchement.
S’ensuivit un silence gêné. Il s’éclaircit la gorge.
– Je veux dire, merci, mais l’appartement de Daphné est sur mon chemin, cela ne me pose pas de problème.
– Ok mon vieux, c’était pour me montrer utile.
Comme les trois hommes étaient garés sur le parking du théâtre, il fût décidé qu’ils rapporteraient le matériel pendant que les autres terminaient de ranger l’appartement et que Lawrence repasserait récupérer ses passagers.
– Et si je vous donnais un coup de main pour le chargement, caro mio ? demanda Dante à Alex. 
– On est assez de trois, répondit ce dernier en triant les vestes entassées, sur le lit d’Eve.
Il faisait trop chaud pour enfiler la sienne, mais ses poches contenaient son portefeuille et ses clefs.
– Et puis, que crains-tu ? Que je me casse un ongle ?
Il agita des moignons rongés avec zèle. Dante gloussa.  
– J’adore quand tu utilises ton humour Sandro mio, ça stimule ma libidomagination.
Il l’embrassa, un baiser léger qui surprit Alex. Il n’avait jamais embrassé Dante ou un autre homme en public. Il chercha à se dégager, mais Dante le plaqua contre lui afin de lui susurrer tout ce que son « imagibido » lui dictait. Il frissonna devant l’étendue de sa créativité. Une toux polie rappela à Alex la présence de son frère. Ils se séparèrent et Alex prit congé des femmes. Presque tout le monde s’était éclipsé, seules demeuraient Sonia et Daphné qui lavaient et essuyaient les verres pendant qu’Eve remettait en place le bric-à-brac entassé dans l’alcôve.
C’est une fois à l’air libre qu’ils réalisèrent à quel point l’oxygène s’était raréfié dans le studio d’Eve. Alex portait deux tréteaux sur chaque épaule et deux autres à bout de bras, ce qui n’était pas si pratique. Il regretta d’avoir repoussé l’aide de Dante. Derrière lui, Lawrence et Gerry, chacun à une extrémité, transportaient la planche sur laquelle ils avaient festoyé. Leur mutisme, dans le calme de la rue désertée, offrait un sacré contraste avec l’ambiance de la soirée. Emprunter  Rushcroft les obligeait à un détour, mais, avec le matériel encombrant, ils préféraient circuler dans les voies secondaires plutôt que de se confronter à l’agitation de la rue principale, avec ses Fast foods exotiques, ses épiceries colorées, et ses piétons nocturnes.
– J’ai appris que Daphné comptait parmi vos ex, dit soudain Gerry, dans le dos de Lawrence.
Alex se retourna, surpris, mais son frère regardait fixement devant lui sans daigner répliquer. La plaque était légère, mais large. Elle lui sciait les articulations.
– Je suis désolé si j’ai été inconvenant tout à l’heure, continua le gandin, j’ai proposé de la raccompagner pour rendre service. Bien qu’il me semble que ce ne soit pas le style de femme à réclamer les soins d’une baby-sitter.
– Parce que vous vous y connaissez en femmes de son style ? rétorqua Lawrence. Je croyais que votre spécialité c’était les mannequins monosyllabiques.
– Eve n’est ni mannequin, ni monosyllabique, et elle raffole de ma compagnie. J’ai l’impression que Daphné également, soit dit en passant. Si quelqu’un joue à la poupée, c’est vous, mon vieux. Est-ce que vous aidez Sonia à faire ses devoirs, le soir, quand elle rentre de l’école ?
Lawrence stoppa et le plateau résonna avec un bruit creux de contreplaqué en rencontrant le sol.
– Pour qui vous prenez-vous ? Désolé de vous décevoir, mais il n’y a pas de public ici, votre numéro n’impressionne personne.
– Et vous, que redoutez-vous ? Que Daphné me saute dans les bras, comme toutes vos ex ?      
Le poing de Lawrence ricocha sur la mâchoire de Gerry, pile au-dessus de son menton. Alex lâcha son équipement pour s’interposer. Précaution inutile, Lawrence s’était éloigné en étouffant un juron et tenait son bras droit recroquevillé contre lui. La violence du choc contre le menton de Gerry était remontée jusqu’à son omoplate. De son côté, Gerry, plié en deux, tentait de reprendre sa respiration. Le heurt l’avait brièvement sonné. Une auto descendit la rue sans ralentir. En s’affalant, la planche et les tréteaux avaient produit un grand clac, mais, visiblement, il en fallait davantage pour sortir les riverains de leur routine. On ne décelait aucun mouvement derrière les fenêtres voilées. Gerry releva la tête en se massant la mâchoire et s’appuya contre une voiture garée à côté de lui. Alex avait du mal à déterminer si l’acteur était furieux ou amusé.
– Bordel de merde ! dit-il d’une voix pâteuse. J’aurais dû m’en douter, espèce de petit con ! Je me méfie toujours des novices... je parie que vous frappez un mec pour la première fois, hein ? C’est autre chose qu’à la télé. Il n’y a que les blancs becs comme vous pour viser la tronche !
Tout le sang de Lawrence avait quitté son visage, « blanc bec » n’était pas suffisamment fort pour décrire la nuance de son teint. Les traits contractés par la douleur, il bougeait ses doigts précieux tout en conservant sa main en coupe comme un oiseau blessé.
Gerry cracha un mélange de salive et de sang.
– On ne vous explique pas ça à la fac de médecine ? Que la gueule est remplie d’os ?
Il enfonça deux doigts dans sa bouche pour tâter ses molaires.
– Fait chier ! Mon dentiste m’a délesté d’une fortune l’année dernière, je ne vais pas remettre ça à cause d’un merdeux incapable de cogner proprement !
Alex, inquiet, s’avança vers Lawrence, mais il se dégagea en mâchonnant un nouveau juron entre ses dents. L’angoisse se lisait sur sa figure pendant qu’il manipulait ses articulations enflées à la recherche d’une éventuelle fracture.
Sa main, sa précieuse main ! Comment avait-il pu se montrer stupide au point de l’écraser contre la face de cet abruti ? Toute cette mécanique incroyable de finesse et d’ingéniosité, son instrument de travail, sa vie ! À toute vitesse, il passa en revue son agenda. Trois opérations programmées rien que pour le lendemain matin ! S’il annulait, l’assurance ne créditerait jamais la clause de... quoi ? « Bagarre de rue » ?
– Il faudra mettre de la glace dessus rapidement si vous comptez vous en servir prochainement... dit Gerry, qui se frottait encore le menton.
– Oserais-je vous renvoyer le compliment ? ironisa Lawrence.
Une marque violette zébrait le maxillaire inférieur du bellâtre.   
– Mouais, marmonna l’acteur, heureusement que je ne monte pas sur les planches avant des semaines. Putain, un centimètre plus haut et vous me fendiez la lèvre ! Ça cicatrise super mal ces conneries. Vous possédez une sacrée droite, dommage que vous vous battiez comme une tapette. Je parie que gamin, vous vous gaviez de Western à la sauce John Wayne.
– Vous vous trompez de génération.
Encore une fois, songea-t-il en lui-même et il eut la sagesse de ne pas relancer le sujet, car il se trouvait, hélas, mal placé pour assener des sermons.
– En fait, fit Gerry avec un sourire qui lui arracha une grimace, la seule qui risque de se plaindre des problèmes de mécanique, c’est Eve… elle adore qu’on la lutine pendant des heures. Bon sang ! Question sexe, cette môme est insatiable, vous l’aviez remarqué ?
Lawrence déglutit. Il ne perdrait pas son sang-froid à nouveau.
– Si Eve apprend que vous vous êtes battus, intervint Alex...
– Elle ne l’apprendra pas si cette information reste entre nous, le coupa Lawrence en fixant Gerry avec un air de défi. Et si tu te gardes de l’évoquer devant Dante ! ajouta-t-il brusquement.
Gerry hocha lentement la tête. Au moins, ils s’accordaient sur ce point, aucun des deux ne désirait ébruiter l’altercation.
– Écoutez, dit Lawrence, dont la neutralité du ton contredisait l’animosité de son regard. Soyons clairs : je vous présente mes excuses pour ce geste inconsidéré, et ridicule. Mais je ne vous le répéterai pas : si vous causez du tort à Eve…
– Si je cause du tort à Eve ?
La surprise fit monter la voix de Gerry dans les aigües.
–… Est-ce que vous vous foutez de moi ? Vous êtes complètement à la ramasse mon pote, c’est vous qui l’avez jetée comme une bagnole à la casse. Parce que les gens de votre espèce fonctionnent comme ça, non ? Vous l’avez utilisée tant qu’elle vous amusait, mais, comme elle n’était pas assez bien pour vous, vous vous en êtes débarrassé comme on dégage un cheval boiteux. Et vous avez l’audace de me donner des leçons ? Mais quand je l’ai récupérée, elle était en miettes, pauvre petit con de Lord de mes deux ! Elle était en miettes, et les morceaux, c’est moi qui les ai recollés.
Un mauvais sourire se dessina sur son visage.
– Et je ne l’ai pas entendue se plaindre de la situation. De vous à moi, elle y a gagné au change. Les vraies gonzesses apprécient les mâles qui savent ce qu’ils fabriquent.
Lawrence encaissa sans sourciller. 
– Dans ce cas, à quoi rime votre comportement vis-à-vis de Daphné ? Vous croyez qu’Eve a besoin d’assister à vos simagrées de garçon de plage ?
– Bon, les interrompit Alex, si cela vous amuse de disserter sur les besoins hypothétiques d’Eve, grand bien vous en fasse, mais à mon avis, elle est assez grande pour s’occuper d’elle, et il me reste quelques kilomètres à effectuer, alors…
Il rassembla les cadres en bois.
–… vous n’aurez qu’à abandonner la plaque près de la porte de service du bâtiment. Le régisseur la récupèrera demain.
Sur ce, il les dépassa et reprit son chemin. Les deux hommes ramassèrent le panneau. Lawrence s’y reprit à deux fois à cause de la douleur, et dû changer de côté. Gerry garda le silence, se contentant d’attendre que Lawrence trouve une position confortable, pourtant, ce dernier avait la désagréable sensation que le fantôme de son père se tenait à l’autre bout, et qu’il s’agissait de son regard condescendant qu’il sentait sur ses épaules à la place de celui du cabotin. 
Le parking se réduisait à un mouchoir de poche bétonné desservant l’arrière du local. Il était prévu pour une dizaine de véhicules, mais il ne subsistait que les leurs et pas des moindres : Le Range Rover d’Alex, le coupé BMW de Lawrence et l’élégante Bugatti de Gerry. Le grillage à moitié défoncé présentait une protection dérisoire, mais elles avaient survécu. Alex défit le cadenas qui fermait le portail. Sans se retourner, il traversa la cour, ouvrit la porte arrière de la salle et disparut dans le couloir sombre de la bâtisse. Gerry et Lawrence le suivirent, guidés par l’écho de ses pas.
Débarrassé de leur fardeau et de retour sur le parking, Gerry salua chaleureusement Alex.
– A bientôt mon ami, et encore désolé pour l’embrouille. J’espère qu’on ne vous a pas retardé.
Alex pinça les lèvres.
– Merci pour l’aide. Je suppose que nous nous reverrons prochainement, pour le vernissage de Daphné.
– Sans doute, si Eve est partante.
L’acteur se tourna vers Lawrence, se fendit d’un bref signe de tête, et regagna son véhicule.
Restés seuls, les deux Linton s’arrêtèrent devant le Range Rover. Ce dernier tendit le trousseau de clefs du théâtre à Lawrence afin qu’il les confie à Dante.  
– C’est douloureux ? s’enquit-il, les yeux posés sur la main blessée de son aîné. Penses-tu réussir à manœuvrer ta voiture ?
– Évidemment.
Il la souleva pour l’étudier à la lumière du lampadaire, sur le trottoir et du projecteur au-dessus de la porte empruntée précédemment. Elle était légèrement enflée et les os des jointures affichaient des traces d’éraflures. Des picots de sang coagulaient à la surface. Il avait hâte de se réfugier à Belgravia pour enfouir son poing dans la glace. Comment procéder sans s’attirer les commentaires de Sonia ?
– Tu aurais mieux fait de nous laisser ramener Daphné et Dante, Gerry et moi.
 Le projecteur s’éteignit, les plongeant dans une semi-obscurité. 
– Allons-y, dit Lawrence, la journée a été longue.
– Gerry n’est pas un mauvais bougre. Je sais que, comme toi, Dante le supporte difficilement, mais il se montre gentil avec Eve. À sa façon.
Alex grimpa dans le 4X4 et baissa la vitre. Lawrence s’accouda au rebord. Il avait envie de dire à son cadet de faire attention à lui, mais ce serait incongru dans ces circonstances. 
– Ne t’inquiète pas, je connais la route par cœur, je pourrais effectuer l’itinéraire les yeux fermés.
– J’espère bien que non.
Après une pause, il enchaîna :
– Puis-je compter sur toi pour garder cette histoire confidentielle ?
– Sûr. Même si Dante serait aux anges, tu as réalisé son rêve. Ça t’était déjà arrivé avant ?
– Avant ?
– De te battre... à l’adolescence, en pension, tu te bagarrais parfois ?
Lawrence secoua la tête. Gerry avait visé juste en le traitant d’amateur. Pour lui, la violence constituait l’arme des lâches et des impuissants. Il ne voyait pas l’intérêt de récolter des bleus et de risquer de se blesser dans des collisions hasardeuses.
– Je laissais ça à ceux qui cherchaient à se défouler.
Il lui sembla distinguer un sourire sur les lèvres d’Alexander, mais, dans l’ombre de l’habitacle, c’était difficile à affirmer.
– Et ce soir, tu t’es défoulé ?
Il laissa échapper un petit rire.
– Aucunement, et en plus ça fait un mal de chien. Je te déconseille d’essayer, une andouille dans la famille suffit amplement.

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