GOOD LORD (Oh Lord ! Tome 3) Laure Elisac, tous droits réservés Extrait 12

Dimanche 06 Août 2017


Le feuilleton de l'été est en ligne !
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Cette semaine, pour palier au retard pris lors de mon déménagement, retrouvez deux extraits à la suite.


Extraits 12


Montage Laure Elisac - Modèle Laetitia Casta


Lundi 23 Mai 2011, Merton Lane, Highgate


Eve contemplait son reflet dans le miroir des toilettes du rez-de-chaussée de la maison de Malcolm. « Ils te mangeront dans la main ! » avait prédit Dante. L’équipe ne lui avait pas mangé dans la main, elle lui avait mangé la main, le bras, et elle dépècerait son cou si elle ne s’était réfugiée dans les chiottes. Elle donna un coup de pied dans la corbeille à papier, vidant son contenu sur le carrelage. Putain ! grogna-t-elle. La réunion partait en sucette à cause d’une personne : Carolyn Devil Kean.
Depuis le commencement de la lecture, elle interrompait Eve, remettait en question ses directives, se tournait vers Malcom pour lui demander son avis d’expert. Très efficace, pour saper son autorité et semer le doute dans l’esprit de ceux qui l’entouraient. Même Noah évitait de croiser son regard et on n’était que la première journée ! Gerry essayait tant bien que mal de la défendre, mais ils avaient convenu de se montrer discrets afin que leur relation demeure confidentielle, au moins pendant la durée les répétitions.
Elle entendit un toc, suivi de la voix basse d’Aline.
– Eve, ma belle, tu m’ouvres ?
Elle inspecta la pièce. Les toilettes étaient spacieuses, mais c’étaient des toilettes. Elle rabattit le couvercle de la cuvette et ajusta son pauvre chignon. Si Dante était resté sur Londres ce Week-end, il l’aurait coiffée lui-même et elle aurait encaissé cette déconfiture avec classe au lieu d’avoir l’air de sortir d’une soufflerie.
Elle déverrouilla le loquet. Aline entra, à l’aise comme si Eve la recevait dans son salon. Elle enjamba les papiers éparpillés et grimpa sur les w.c. pour s’asseoir sur la chasse d’eau. Son short en jean lui dessinait des cuisses de pré-ado, mais Dieu sait pourquoi, chez elle, c’était sexy.
– Malcolm a suggéré un break au bord de la piscine. Si tu te caches ici encore longtemps, tout le monde croira que tu as chopé au mieux une gastro, au pire une flippante.
Eve s’adossa à la porte. Elle ne comprenait pas l’acharnement de Carolyn. Physiquement, elle ne représentait pas de menace pour elle, il y avait plus d’hommes qui avaient œuvré sur son corps et son visage que pour un lancement de la Nasa. Elle ne mordait pas non plus sur ses plates-bandes de star, elle n’était que le metteur en scène, c’est son nom à elle qui sera étalé sur les affiches de la pièce.  
Elle poussa du bout du pied un mouchoir froissé.   
– J’ai l’impression d’être nulle, je ne me sens pas à la hauteur.
– Même si c’était vrai, il serait trop tard pour te lamenter. Demain, la costumière et le scénographe vous rejoignent, c’est mort, si tu te laisses marcher sur la tête.
– Tu ne m’aides pas, je te signale. On attendrait plutôt un : « Mais si, tu vas y arriver, tu as ça dans le sang. »
– Mais si, tu vas y arriver, tu as ça dans le sang, ânonna Aline. Sérieux, j’ai toujours trouvé ça con comme expression, « l’avoir dans le sang ». Par contre, cela nécessite des couilles et de la jugeote pour mener un groupe, et tu possèdes les deux, alors, pourquoi tiens-tu le crachoir à cette chipie ? Malcolm n’est pas un tendre, il ne t’aurait jamais engagée, même si Gerry l’avait supplié, s’il n’avait pas été convaincu de tes capacités. La question c’est : pourquoi acceptes-tu de te faire botter les fesses par une merdeuse qui a commandé ses seins dans un catalogue Tupperware ?
– Elle pourrait aussi bien avoir commandé des airbags, ça me serait plus utile, parce que là, elle m’a mis tout le groupe à dos. Est-ce que Malcolm est capable de me virer à ce stade du projet ?
– Je ne connais rien au droit anglais, mais, s’il envisage de se débarrasser de toi, je suppose qu’il te proposera un dédommagement en échange de ta démission. Ce que tu ne risques pas de le découvrir, si tu restes confinée dans ces chiottes.
Waouh ! songea Eve. Cette nana était rassurante comme une infirmière en oncologie. Elle préférait de loin le moment où, seule, elle parlait à son reflet.
– Eve, je croyais que tu avais grandi avec des artistes ? Tu sais parfaitement que les acteurs appartiennent à une race à part. Ils ne pensent qu’à leur pomme.
Elle marqua une pause, triturant une frange de coton qui dépassait de son short. 
Et Merde. Il y a un truc que tu dois savoir. J’aurais aimé que ça ne vienne pas de moi, parce que je déteste me mêler des affaires des autres et pire, de celles de mes amis. J’espère que Gerry ne me fera pas la gueule, mais… tu ne peux pas continuer avec eux sans être au jus. Carolyn et Gerry ont fricoté ensemble l’année dernière. Et ce n’était pas que pour le cul, ils se sont vus régulièrement.
C’était donc ça ! Carolyn et Gerry. Comment n’y avait-elle pas songé ? Quand Gerry jouait, l’ennui le gagnait rapidement et sa façon de pimenter la routine des représentations consistait à coucher avec ses partenaires, ou avec les épouses de ses partenaires, ou les maquilleuses, ou les spectatrices... tout ce qui rentrait dans un trente-six, ou qui en sortait, dans son cas.
– Gerry l’a larguée quand il a terminé d’explorer ses options, il adore changer de joujou.
Eve hocha la tête et se demanda quand Gerry achèverait de découvrir ses gadgets à elle. Le sujet ne revêtait pas de réelle importance, car elle ne l’aimait pas d’une manière romantique, cependant, à force de passer du temps avec lui, elle l’avait pris en affection.
– Bon, alors ? s’enquit Aline, maintenant que tu as pigé la vérité, tu t’obstines à faire ta Cossette ou tu te décides à montrer qui est le boss ?
– Cette saloperie de torpillage, c’était par vengeance ? Elle nous a seulement surpris une fois dans les toilettes d’un restaurant, elle n’a aucune preuve qu’on baise ensemble ! Pourquoi Gerry ne m’a pas prévenue ? Je me serais préparée.
Aline fixa Eve avec une intensité qui lui était coutumière. Cela en dérangeait certains, mais Eve appréciait cette sensation d’être traversée. Aline était sans concessions.
– Ce n’est pas une mauvaise fille. Elle tente de s’imposer dans la marre aux crocodiles sans finir en sac à main. Or elle sait pertinemment qu’elle n’est pas l’artiste du siècle. Elle ne possède que son physique et il a une date de péremption dessus. Tu troquerais ta place avec la sienne ?
Eve fit un signe de négation. Discuter avec Aline c’était comme de se faire masser par Mohamed Ali, mais en la secouant, son amie avait boosté ses défenses immunitaires, et, surtout, elle lui avait fourni les clefs pour affronter le second round. 
Aline descendit de son perchoir pour l’aider à ramasser les restes de la corbeille renversée quand elles distinguèrent une feuille pliée en huit. Le cœur d’Eve se serra. Elle connaissait ce type d’emballage et si elle se fiait à la mine orageuse d’Aline, la Française également.
Merde, fait chier ! s’exclama cette dernière.
Elle partageait avec Dante cette manie de jurer dans sa langue maternelle. Elle récupéra la feuille et effleura le creux d'un pli. Son doigt se couvrit de traces blanchâtres. Eve en avait vu souvent, adolescente, lorsqu’elle bossait dans un pub. Les gens associaient la cocaïne au showbiz, mais il existait d’autres activités, moins glamour, comme la restauration, qui en utilisait régulièrement.
– Malcolm est clean, s’empressa de justifier Aline. Et Gerry pareil, j’en suis sûre et certaine.
Eve était d’accord, ni l’un ni l’autre ne se comportait en cocaïnomane, et surtout, ils respiraient la vie et ils n’avaient pas de problème de bite molle, ce qui arrivait fréquemment lorsqu’on s’abonnait à la substance.
– Qui d’autre ?
Aline saisit le papier pour le fourrer dans sa poche arrière.
– Compte sur moi pour mener l’enquête, je ne veux pas de cette daube dans ma maison. Bon, maintenant il faut te bouger avant de te griller définitivement.
Elles sortirent de la salle d’eau et rejoignirent le groupe dans le patio. Aline leur avait concocté des smoothies glacés à la framboise. Gerry lui tendit son verre, une tige de menthe plantée sur un bord. Il se pencha pour réajuster une mèche de ses cheveux derrière son oreille. Elle s’écarta en le fusillant du regard. Ce n’était pas de ce genre de soutien dont elle avait besoin. Même si elle réalisait que leur jeu de cache-cache devenait dérisoire : Malcom était au courant, Noah aussi, Carolyn avait de gros soupçons.
Heureusement, la présence d’Aline fit diversion. Pendant quelques minutes, la conversation tourna autour de la recette de son smoothie et de l’utilisation ou non de fruits bio, à cause de l’acidité des framboises surgelées normales. Eve se fichait pas mal que des bananes remplacent le sucre dans la mixture, elle se contentait de la touiller avec sa branche de menthe, en observant ses comparses. Noah ne sniffait pas, impossible, depuis le temps qu’ils traînaient ensemble, si lui ou Nigel en consommaient, même occasionnellement, le sujet serait sorti sur le tapis. En plus, le fait que la prise date d’aujourd’hui excluait la prise festive. Raj, le comédien qui interprétait le concierge, correspondait au profil. Il était maigre et nerveux, mais pas plus que Carolyn. Les salières de son décolleté étaient tellement creusées qu’on jurerait que les os de ses épaules s’apprêtaient à percer sa peau.
– Eve ! s’écria justement Carolyn, à l’autre bout de la terrasse. 
La peste préférait hausser le ton plutôt que se rapprocher, permettant à l’ensemble de la troupe de profiter de son intervention.
– Nous avons craint que le trac ne te rende malade. Cela aurait été dommage, je disais tout à l’heure à Gerry combien je trouvais rafraichissant d’être dirigée par un metteur en scène débutant. J’imagine comme cela est libérateur de ne pas se sentir alourdie par le poids de l’expérience.
– Et bien, il me semble que c’est pour cela que Malcolm nous a tous embauchés, pour notre fraîcheur. Enfin, à part toi, notre vedette aguerrie.
En termes de bataille navale, Eve venait de toucher un bateau dans la flotte de Carolyn et elle avait frôlé son porte-avion. Mais la victoire se révélait fade.
– Parle-nous de toi, enchaîna Carolyn, qu’exerçais-tu déjà, comme métier, avant de rencontrer Gerry ?
– Eve est la fille spirituelle de Rosa Furman, intervint l’acteur. Elle a appris à marcher en s’agrippant aux fauteuils d’un théâtre !
– C’est vrai, j’ai eu cette opportunité de fréquenter ce milieu, mais je n’ai pas osé immédiatement écouter mes passions. Cela requiert du courage et j’admire ceux, comme vous, qui se sont lancés dès leur jeunesse dans une carrière artistique.
Carolyn plissa ses yeux, cherchant le piège dans les remarques d’Eve, mais il n’y en avait pas. Cette guéguerre la fatiguait. Vanner Carolyn, c’était comme pousser un gamin pour lui voler son paquet de chips.  
– Ce n’est pas rien de recevoir un BAFTA à ton âge, je m’estime chanceuse de travailler à tes côtés.
Carolyn souleva ses humérus, ce qui correspondait chez le commun des mortels à hausser les épaules.
– Je n’ai pas réussi du premier coup, j’ai dû me soumettre à quelques publicités douteuses.
Elle s’arrêta pour jeter une œillade complice à Noah. Ses cils étaient aussi factices que son amitié.
– Et j’ai même gagné ma vie comme serveuse. J’avoue que si je n’avais pas décroché sur un coup de chance ce petit rôle dans « 2035, le début de la fin », je ne serais pas là.
– Bien, dit Malcolm en reposant son verre et en souriant avec autosatisfaction, comme s’il était l’artisan de cette réconciliation. Et si nous reprenions ?
– Heu, oui, fit-Eve en écho, reprenons.
Bordel ! Maintenant que Carolyn était à peu près domestiquée, elle devait gérer le paternalisme de Malcolm. 
Quand ils furent assis dans les canapés du salon, elle lui coupa la parole. Elle coupait à la parole à Malcolm Hurst, putain ! Elle faillit oublier ce qu’elle voulait dire.
– Attaquons à la scène un de l’acte trois, à la réplique de Raj.
Un silence accueillit sa requête.  
– Pas la peine de se précipiter, intervint Malcom. Il y a des éléments dans l’acte deux que je souhaiterais réentendre.
– Mais nous n’aurons pas le temps de terminer aujourd’hui.
– Et alors ? L’acte trois attendra demain, l’encre ne va pas s’effacer dans la nuit.
Aussitôt, les acteurs, Gerry compris, feuilletèrent le livret jusqu’à l’endroit imposé par Hurst.
– J’insiste. Il s’agit de notre première lecture, et j’aimerais que nous l’entendions dans sa globalité. Et puis, demain, nous accueillons la costumière et le scénographe, nous aurons tout loisir de réécouter l’intégralité du texte. Rendons-nous à l’acte trois. Raj, nous t’écoutons.
Elle affronta le regard de Malcolm et les secondes lui parurent des minutes. Finalement, la star marmonna un « Certes » sceptique et il ouvrit le manuscrit comme indiqué par la jeune femme.   




Lundi 23 Mai 2011 Drayson Mews, Kensington


Eve quitta la maison de Hurst à pied. Dès que l’acteur avait signifié la fin de la séance, Carolyn s’était précipitée sur Gerry pour lui demander de la raccompagner. Eve, en avait profité pour s’éclipser. Peu lui importait les simagrées de Carolyn. Si elle tenait à disposer de Gerry, qu’elle le reprenne ! Pour l’instant, elle aspirait à se retrouver seule. Délaissant le bus, elle décida de traverser le parc d’Hampstead Heat, et déambula une heure, jusqu’à ce que ses pas la conduisent à Drayson Mews, la rue… de Gerry. Bonjour l’incohérence, songea-t-elle, mais, surtout, elle se rendit à l’évidence que même très en colère, elle s’imaginait mal marcher jusqu’à Brixton. Elle avait choisi la facilité. Elle produisit son jeu de clefs – potentiellement le même trousseau trituré par Carolyn avant elle – pour s’introduire dans le loft. Elle ignorait où habitait Carolyn ni combien de temps l’acteur prendra pour la déposer, en particulier si l’animal s’amusait à confondre les verbes ramener et ramoner. Le duo semblait improbable, on attendrait la starlette accrochée au bras d’un producteur, ou pendue au cou d’un chanteur de pop, pas un saltimbanque comme Gerry. Elle ôta ses vêtements, les abandonnant sur le sol, à l’endroit où ils atterrissaient. Elle sentait la nécessité de débriefer sa réunion, et surprise, constata que Gerry lui manquait. Il était le genre d’homme avec qui elle appréciait d’évoquer de sa journée. Qui l’aurait cru ? Certainement pas Dante. Elle attrapa un peignoir dans la salle de bain et se rendit à l’étage avec son téléphone. Elle mit le jacuzzi en marche et composa le numéro de son ami.
Pronto ? dit-il en forçant son accent pour la faire rigoler.
Elle distingua le bruit des rails derrière lui, il devait voyager dans le train pour Londres.
– Tu tombes à pic, enchaîna-t-il. Je brûle d’ouïr les détails de ta journée, mais, avant, il faut que je t’annonce une nouvelle.
– Je t’écoute.
Elle s’allongea pour que le jet supérieur atteigne sa nuque. La sensation, divine, lui arracha un soupir. Plus jamais elle ne se moquerait des extravagances de Gerry. Cet épicurien savait vivre.
– J’ai passé un entretien d’embauche pour un nouveau travail, à la rentrée de septembre.
Eve se redressa en projetant une gerbe d’eau sur le revêtement de la véranda.
– Où es-tu donc, à la laverie ?
– En quelque sorte. De quel job parles-tu ? Tu restes à Londres ?
– Non, Alex m’a proposé le poste de DRH de l’hôtel.
La consternation lui coupa le souffle. Elle s’était persuadée que les problèmes s’arrangeraient à l’école et que Dante se contenterait d’effectuer les va-et-vient pour Covington les Week-ends.
– Toi ? Assis derrière un bureau ? Huit heures par jour ? Vous êtes devenus complètement fous, vous deux ! Et puis, DRH, c’est un métier, ça ne s’improvise pas.
– Eh bien, ta confiance me touche ! Navré de te décevoir, personnellement je trouve sa proposition géniale. Quitte à recommencer à zéro, autant faire fi du passé. J’excelle dans la psychologie de groupe. Tu ne saisis pas l’opportunité que cela représente ?
L’opportunité de s’éloigner d’elle, oui.
– Mais je pensais qu’enseigner le dessin, c’était ta passion ? Et ton appartement à Londres ? 
– Ma passion, ma passion, elle n’est pas synonyme de gagne-pain. Primo, si la pédagogie me rend nostalgique, et je dis bien « si », je peux enseigner aux gens de la région, ou organiser des stages ponctuels, j’en jugerai cet automne et secundo, Tesoro, à moi la jouissance de peindre sans pression, créer sans obligations financières. Le paradis.
– Sauf que tu ne risqueras pas d’user tes pinceaux, parce que tu gaspilleras ta vie au boulot.  
– Ne t’inquiète pas. Alex a donné son aval après mon brillant oral.
– Tu oses me faire le coup de l’oral  qui entrera dans les annales ? Comme si ça allait m’aider à avaler la pilule !
– Ah, là, ce n’est pas moi qui file la métaphore.
– Bon sang, accouche !
– Alex m’offre un job, mais son obsession du travail n’a pas déteint sur moi. Je me chargerai uniquement de la partie management. Mme Bowen s’occupera de l’administratif. Pourquoi te montres-tu si négative ? Fais-moi confiance, l’idée est brillantissime. Je suivrai des cours à l’université d’été de Canterbury et peut-être que je tenterai un diplôme l’année prochaine. Alors, laisse libre cours à ton enthousiasme.
Eve retira un cheveu qui flottait à la surface du bassin.
– L’homophobie de la mère Bowen, vous avez omis ce détail ? Et vous espérez qu’elle acceptera de se trouver sous tes ordres ? Bordel, vous perdez les pédales, toi et Alex.
Dante gloussa.
– Le manuel de bienséance stipule de s'abstenir d’utiliser le mot pédale en présence d’un membre de la jaquette, c’est comme de traiter un homo d’enculé, c’est un viol évident de l’étiquette. 
Il ajouta avec douceur :   
– Moi aussi, tu me manqueras, Tesoro.
Eve ne répondit pas. L'émotion serrait sa gorge. Que leur arrivait-il ? Dante projetait de se transformer en col blanc, et elle, elle lui téléphonait d’un Jacuzzi ! Tout changeait, et beaucoup trop vite. 
– Houston ? On a un problème. Aurais-tu bientôt tes règles, jeune Padawan ?
Elle soupira, sciée, par sa sagacité. Pourtant, ce n’était pas la raison qui…
– Ah ! Mio farfalle, je te connais comme personne. Tu es toujours déprimée la veille du débarquement.
– Dante, j’ai passé une journée de chien, qui n’a rien à voir avec mon cycle ovarien ! Tout s’est déroulé de travers.
La voix de Dante lui parvint étouffée, il s’adressait à quelqu’un, mais il ne s’agissait pas d’Alex, car il gardait sa tonalité normale.
– Désolé Tesoro, c’était le contrôleur. Un joli rouquin avec les avant-bras poilus comme un écureuil, j’aurais volontiers jeté un œil à sa réserve de noisettes. Mais je m’égare. Raconte-moi les péripéties du jour. Je suppose que c’est cette diablesse de Carolyn Kean qui t’a enquiKeanée ?
– Exactement, Kean avec un K majuscule comme dans Kasse-couille. Figure-toi que dans le passé, elle et Gerry ont joué aux auto-tamponneuses et qu’il y a eu plusieurs rappels.
– Oh, oh, fascinant. Je me demande pourquoi je ne suis pas surpris. Ce forban a trempé son biscuit au gingembre dans tous les thés de Londres... seulement cela aurait été sympa de te prévenir. Je m’incline devant la délicatesse de cette tête de nœud.
Eve enchaîna, négligeant de respirer, sous le coup rétroactif de la contrariété.
– Cette femme jouit d’un ego inversement proportionnel à son QI. Elle tartine ses jambes avec du fond de teint ! Du fond de teint ! Quand elle se couche le soir, ses draps doivent ressembler à un tableau de Klein.
– La pauvresse est traquée en permanence par une meute de photographes. Le fond de teint, c’est sa version manuelle de Photoshop. Tu t’imagines, quotidiennement sur la sellette ? 
– Pardon si je ne partage pas ta compassion. La belle-mère de Blanche-Neige à côté d’elle, c’est Lady Di. Néanmoins, ce n’était pas elle, la plus difficile à cadrer.
– Gerry. J’en étais sûr, il t’a joué un sale tour ?
– Au contraire, il me soutient de son mieux. C’est Malcolm qui déconne. Le mec nage en plein baby blues avec sa pièce, il prend toutes les décisions à ma place. En plus, on bossait chez lui, comment voulais-tu que je m’impose ? J’ignore comment je me débrouillai pour la suite. S’il te plaît, donne-moi une recette magique.
– Respire Mio bella. Tu n’es plus à l’école et quand bien même personne ne t’aimerait, tu resterais en vie. Le rejet n’a jamais tué personne. Quand les bulles t’auront suffisamment relaxée, appelle Hurst pour témoigner ce que tu as ressenti. Attention, pas question de l’accuser de quoi que ce soit. Parle de toi, et formule clairement tes attentes. Enonce des solutions concrètes, par exemple : tu as besoin que ce soit toi qui notifies le début et la fin des séances.
– Comment as-tu deviné qu’il avait fait ça ?
– Le management, la psychologie de groupe, tu sais, ces trucs dans lesquels j’excelle. Bon, vas-y, continua-t-il, en imitant Hurst. Imagine que je suis Malcolm. Qu’as-tu à me confesser, poulette ?
Elle pouffa.
– Malcolm ne parle pas comme ça, c’est un sex symbole.
– Bien sûr que si, il s’exprime comme ça dans « Tomber la robe ».
Elle éclata de rire.
– Tu racontes n’importe quoi ! Jamais entendu parler de ce film.
– Pourtant, il y incarne un prêtre défroqué féru de saute-mouton. Aborde le sujet demain, ça mettra de l’ambiance dans ta réunion.
Ils utilisèrent les quinze minutes suivantes à peaufiner le futur coup de fil. Au moins, elle n’avait pas eu le temps de penser à Easy virtue dont il ne restait que deux répétitions avant la première. Gérer la troupe amateur constituait une tranche du gâteau comparé à Malcom et sa starlette, mais ils n’étaient pas prêts, et cela ajoutait un domaine à la liste de ceux dans lesquels elle s’avouait démunie. Le train de Dante arriva en gare, il lui promit de déjeuner avec elle le lendemain. Sur le point de raccrocher, il lui demanda d’une voix hésitante, si elle était au courant qu’Alex avait invité son frère à la première. Elle n’y avait pas songé, malgré l’évidence. S’il ne l’avait pas proposé, Sonia s’en serait chargée. Ce sera leur première rencontre depuis la nuit où il lui avait physiquement et métaphoriquement tourné le dos et où elle s’était lamentablement traînée sur la moquette de sa chambre, le suppliant de la pardonner. Si la douleur s’estompe avec le temps, le sentiment de honte, lui, perdure. Le rouge lui monta aux joues.
– Monsieur et Madame Dedents ont un fils, dit-elle brusquement.
– Réfléchissons… « Tumatoumis » ?
Elle rejeta sa tête en arrière pour rire.
– Tu triches, il faut un prénom qui existe !
– Ça en est un ! C’est japonais.
– Tu te ramollis, c’est la deuxième fois cette semaine que je te…
– « Raj », idiota. Mais c’est toi qui te ramollis, explique-moi le potentiel lubrique d’une Raj Dedents ? 
– Ça dépend, si tu es un dentiste avec une grosse facture à régler pour sa piscine.
– Je te laisserai sur ces considérations philosophiques Tesoro, n’oublie pas qu’il y également Monsieur et Madame Devivre, ou Monsieur et Madame Daimer qui ont un fils nommé Raj.    



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