GOOD LORD (Oh Lord ! Tome 3) Laure Elisac, tous droits réservés Extrait 19

Jeudi 31 Août 2017

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Extrait 19


Montage Laure Elisac, illustration George Barbier

Samedi 11 Juin 2011, Crescent Lane, Lambeth, Clapham Commun, Londres




Après la pause déjeuner où elle eut tout loisir de se « mélanger » à ses collègues, Eve prolongea les répétitions jusqu’à dix-huit heures, et ils y seraient encore, si Gerry ne lui avait pas rappelé qu’on était samedi et qu’ils lui sacrifiaient leur week-end, parce qu’elle avait passé son lundi à remettre le théâtre de Brixton en ordre après Easy virtue. Une mobilisation qui leur pesait particulièrement, car bientôt, lorsque la pièce sera lancée, ils n’auront plus de week-ends pour un sacré bout de temps. Et maintenant, assise dans la Bugatti de Gerry, elle cherchait une excuse qui obligerait l’acteur à la déposer chez elle, mais peine perdue : ils étaient tous les deux attendus à la communauté pour l’anniversaire de Léon. Oh, ironie, elle avait plaidé en personne auprès de son père pour qu’il tolère la présence de Gerry. Ce dernier, fidèle à lui-même, prenait en charge l’itinéraire et la conversation, et, quand il ne babillait pas, il sifflotait. Ce soir, il venait de passer de « Hey ho, hey ho, on rentre du boulot » à « Ain’t no mountain high enough ». 
– Tu chantes du Marvin Gay, maintenant ? Je croyais que c’était pour les homos ?
– Les pédés ont parfois bon goût. Tu es sûre que le tableau plaira à Léon ?
Offrir un tableau à un peintre paraissait risqué, mais il s’agissait d’une œuvre de Dante, de la série des Diogènes. Léon adorait son style et Eve se réjouissait d’avoir les moyens, pour une fois, de financer son ami.
– Je comprends que Dante tripe en barbouillant des sosies d’Alex en pagne, mais qu’est-ce que Léon va trouver là-dedans ?
Dante se complaisait dans la représentation de personnages à l'érotisme équivoque, et depuis quelques mois, leurs corps devenaient nerveux et efflanqués, avec une profusion de cheveux noirs et regards verts d’eau. 
– Ce sont des toges.
– Twiggy appellerait ça des minijupes. Ton Dante raffole des sujets Grecs parce que ces mecs jouaient aux boules bien avant l’invention de la pétanque.
– J’ai discuté avec Carolyn ce matin, avant de vous rejoindre au pub, dit Eve, brusquement.
Il émit un son de gorge moqueur.
– J’avais remarqué, on aurait juré que vous aviez avalé le savon des toilettes. Pourquoi te laisses-tu marcher sur la tête par cette gamine ?
– Tu savais qu’elle se camait à la coke ?
Il haussa les épaules.
– C’est une gosse. Elle pagaye dans un milieu ultra sexiste avec deux flotteurs en silicone et une paire d'ovaires. En plus, ce n’est pas le talent qui l’étouffe, et il y a chaque jour des dizaines de nouvelles Carolyn plus douées qu’elle, qui attendent leur tour. Normal qu’elle utilise un petit remontant à l’occasion.
Eve le regarda, choquée autant par ses mots que par le ton anodin avec lequel il les prononçait.
– Enfin quoi, Bébé, avec ton passé, je te trouve drôlement naïve. Bien sûr, que les gonzesses comme Caro nagent dans la coco, si c’est pas ça c’est l’anorexie ou le suicide à vingt-cinq piges.
– Super ! Tu pourrais au moins faire semblant de te sentir concerné, tu l’as copieusement baisée, je te rappelle !
– Et alors ? Ça ne fait pas de moi son père.
– Encore heureux, ça s’appellerait de l’inceste. Elle affirme que tu lui as filé ses premières doses.
Eve vit de l’agacement assombrir son visage. Un phénomène extrêmement rare.
– La connasse ! Quand je pense que je la défends ! Et toi, tu avales ces âneries ? Elle te manipule, bordel de merde ! Sers-toi de ta caboche, tu connais parfaitement ma position sur la dope. 
– Putain ! Merde Gerry, excuse-moi. J’ignore pourquoi je réagis comme ça avec elle.
– Pas par jalousie, tu as dix fois plus de charisme qu’elle, tu es brillante, intelligente… et en plus, tu sors avec moi.
C’était proclamé sans malice, il le pensait vraiment. Et Eve aimait ça chez lui. Non pas le côté narcissique, mais cette forme de pureté qui le gardait de se montrer autrement que comme il était.
Ils arrivèrent à Crescent Lane. Gerry gara la Bugatti sur le parking. Sur la façade de la communauté, les poupées russes d’Irina semblaient s’envoler. Ils trouvèrent la cuisine vide, mais une odeur d’urine souleva le cœur d’Eve. Nicola avait préparé le repas traditionnel d’anniversaire de Léon : rognons de veau, frites, et haricots verts.  
Ils longèrent le couloir pour déboucher dans le jardin où la table était dressée au milieu de la pelouse. La friteuse, un modèle des années cinquante réparé au chatterton, avait été posée sur une desserte, pour préserver la maison des relents de graillon. Personnellement, Eve préférait les effluves de frites à celle des abats, mais après tout, elle ne vivait plus ici, elle n’aura pas à retenir sa respiration demain matin au petit déjeuner.
Nicola et Crispin installaient les chaises autour de la table. L’herbe était incroyablement bien tondue, et une petite bordure en bois la cernait tandis qu’un reste de planches reposait, empilé, près d’un tas de pierres crayeuses.
– Vous plantez des cailloux ? demanda Gerry, pendant qu’Eve embrassait le couple.
– Junzo construit un jardin zen, répondit Nicola.
– Il compte creuser un bassin avec des carpes et tous ces machins ? continua l’acteur. 
– Où se cache le roi de la fête ? s’enquit Eve pour savoir si elle avait le temps de camoufler le tableau en même temps qu’elle se changeait.
Elle avait apporté une robe, car Léon aimait la voir habillée « en fille ».
– Il choisit le vin, répondit Crispin.  
– Et Matt ?
– La dernière fois qu’on l’a aperçu, il retournait son atelier en quête d’un escabeau pour accrocher les guirlandes.
Des guirlandes ? Eve chercha le carton de décorations de Noël, mais sur un coin de la table attendaient deux grappes de cubes en origami japonais pourpre et or.
– Un présent du fils de Junzo, expliqua Nicola, il les a pliées lui-même, elles viennent de Nagasaki.
Eve fronça le nez et s’approcha des décorations sans oser les toucher.
– Elles ne risquent pas d’être… contaminées, avec Fukushima ?
Nicola échangea un regard entendu avec Crispin. La question avait déjà été abordée entre eux.
– Elles ont passé la journée dehors, dit Crispin d’un air pincé. Ton père et Léon estiment qu’on ne refuse pas un cadeau, alors…
Gerry saisit un cube, le papier ravissant était savamment assemblé autour d’ampoules LED. Eve l’invita à reposer la guirlande. La société dans laquelle travaillait l’ex-femme de Junzo possédait une succursale dans le sud de l’île, Junzo avait réussi à la convaincre de déménager là-bas, mais que pouvaient quelques kilomètres contre des vents chargés de poison ?
– Avouez que c’est un comble de se réfugier à Nagasaki pour se protéger des radiations, chuchota l’écrivain.
– Bon, je monte planquer ça dans la chambre de Matt avant le retour de Léon, annonça Eve en montrant le tableau.
Gerry fit mine de la suivre.
– Reste aider Crispin, dit-elle en le repoussant.
Elle connaissait ses intentions. Au début de leur relation, elle pensait avoir rencontré son égal en libido, mais il la dépassait de très loin. Dans son cas, il ne s’agissait même pas d’un cerveau binaire, non, elle était tombée sur le seul spécimen monocellulaire du Royaume-Uni. 



La chambre de son père, une grande pièce carrée équipée d’une salle de bain, surplombait le jardin. Pour une fois, elle était rangée, c’est-à-dire que les bouquins et les fringues ne recouvraient plus le sol. Eve tenait de Matt son sens inné du bordel. Mais ce qui la surprit, c’était l’odeur. Ou plus précisément, l’absence des odeurs qu’elle associait au lieu : vieux mégots et draps qu’on tarde à changer. Ce soir, la chambre humait le propre, et l’huile chaude, ce qui risquait d’empirer si elle laissait les fenêtres ouvertes. Quelqu’un avait aéré l’espace, et déposé des bougies sur le tabouret servant de table de nuit. Ok, il y a une femme dans les parages ! conclut-elle en cherchant des yeux un soutien-gorge ou une culotte confirmant son intuition. Elle compta les jours qui la séparaient de sa dernière visite et constata qu’elle comptait en semaines. Elle avait littéralement déserté la communauté, et son père avait trouvé un moyen de tuer le temps. Soyons positifs, quand il baisait, il fumait moins.
Elle se déshabilla et abandonna ses vêtements sur le lit, puis entra dans la salle de bain pour se doucher, tout en poursuivant son examen. Aucune trace d’objets féminins. Pourtant, la salle d’eau constituait le premier endroit que la femelle colonisait. Ici, pas un shampoing suspect, pas de crème à la formule compliquée, rien que le savon aux essences de citron que Matt utilisait déjà à l’époque de Vivian. Et s’il s’agissait d’un homme ? Un mec avec une bonne poigne lui ferait du bien. N’importe qui, si ça le sortait de son nuage de beuh. Elle se doucha rapidement et s’enroula dans une serviette. Une brosse à dents solitaire émergeait d’un verre entartré. Matt n’était quand même pas assez con pour se taper un des ados qui squattaient son atelier ? Elle ouvrit l’armoire à pharmacie au risque de fendre le miroir lorsqu’il frappa contre le mur. Un bout de papier tomba de l’étagère sur le bord du lavabo. Elle était pliée en six, à la manière de celle trouvée dans les toilettes de la maison de Malcolm. Elle la déplia fébrilement et une dizaine de granules orangées se répandirent sur le sol. Elle lâcha un juron et se cogna le front contre la cuvette en voulant les retenir. Elle se redressa et heurta son crâne contre la porte ouverte du placard.
– Merde ! Putain !
– Ah ! retentit la voix de Matt, je reconnais bien là ma fille.
Sa tête apparut dans l’embrasure. Lorsqu’elle l’avait présenté à Dante, le peintre avait déclaré qu’il lui rappelait les gribouillis de Giacometti. Matt possédait un corps maigre et noueux et la plupart du temps, un relent âcre de ganja imprégnait sa peau en plus de ses vêtements et ses cheveux.
– Qu’est-ce que tu fabriques ? dit-il, en la regardant se masser le front.
– C’est moi qui devrais te poser cette question, répondit-elle en grimaçant sous le coup de la douleur.
Elle brandit le feuillet.
– Tu peux m’expliquer ce que c’est que ça ?
– Putain ! Où sont les pilules ? Il y en a pour un bras, idiote !
Dès qu’il repéra les comprimés, il s’accroupit pour les ramasser. 
– Un seul de ces bébés coûte seize livres ! Qu’est-ce que tu foutais dans mon armoire à pharmacie ?
– Et que sont-elles censées soigner ?
Matt resta silencieux, ses lèvres bougeaient dans le vide, occupé qu’il était à dénombrer les gélules.
– Dix ! Tu m’as filé une de ces peurs.
Eve l’observa, incrédule. Les cheveux et la poussière maculaient le lino, la dernière fois qu’il avait été lavé, elle portait un appareil dentaire.
– Tu vas réellement mettre ça dans ta bouche ? Et pourquoi ne les gardes-tu pas dans leur boîte, d’abord ?
Comme tout médicament qui se respecte, finit-elle mentalement.
– Quelle importance ? Habille-toi, les autres nous attendent.  
– C’est qui ?
– Eh ben : Léon, Nico, Crispin et le margoulin qui te sert de mec, répondit bêtement Matt pendant qu’Eve enfilait une robe en coton bleu pâle, d’un ton en dessous de la couleur des yeux de Gerry.
– Je parle de l’heureuse élue avec qui tu batifoles. Celle qui dresse des cierges autour de ton lit dans l’espoir de dresser autre chose. Si elle espère te transformer en animal sociable, elle devrait essayer de les fourguer dans une église.
– Si ma vie t’intéresse tant, viens plus souvent, ou téléphone, je te donnerai de mes nouvelles.
– Justement, je suis là, et je prends de tes nouvelles. Je la connais ?
Elle fourra dans son sac ses sous-vêtements et les jeans et tee-shirt qu’elle portait en arrivant.
– C’est Irina, dit-il.
Eve s’assit sur le lit, les jambes coupées par la surprise. Matt avait raison, elle s’était absentée trop longtemps. Irina ? On dit que les mecs aiment les chieuses, mais Eve savait d’expérience que beaucoup de femmes raffolaient des connards. Son père, en plus de son physique de papier mâché, était ronchon et nombriliste, mais grâce à un curieux mélange de nonchalance et de désespoir, il bénéficiait d’une aura irrésistible. Eve appelait ça le syndrome de Jane Eyre : la joie du sauvetage d’une âme torturée.   
Elle le détailla attentivement. Ses joues étaient rasées, ses cheveux propres et son maillot sentait la lessive. Cette Irina recelait de dons précieux, elle gagnerait une fortune dans un cirque comme dompteuse de hyène. 
– Et vas-tu m’expliquer à quoi servent ces pilules ? Est-ce un genre d’antidépresseurs ou d’antidouleurs pour planer à la place de ton shit ?
– Mêle-toi de tes oignons, ma chérie, j’ai passé l’âge de te rendre des comptes.
– Quand il s’agit de ta santé, ça me concerne, je descendrai quand tu m’auras mise au parfum. Tiens, et si j’en goûtais une ? Comme ça, je me ferai une idée par moi-même.
Elle se dirigea vers la salle de bain.
– Non ! cria-t-il en l’attrapant par le bras. Bordel, ce que tu peux être chiante, parfois ! C’est du Levitra. Une espèce de Viagra sans les effets secondaires. Tu es contente ?
– Tu utilises des trucs pour bander ? Tu sais qu’il te suffirait d’arrêter la Marie Juana et de fourrer ton nez dans sa chatte ?  
– Tu es obligée de te montrer aussi vulgaire ? Merde, Eve, tu t’adresses à ton père !
Elle rit, moqueuse.
– Alors là, vraiment, désolée, j’ignorais que tu connaissais le concept de la pudeur.
– Les gens évoluent. Les hommes se féminisent en vieillissant, et ils ont envie de raffinement.  
– D’accord. Excuse-moi. Cela fait longtemps que tu peines à ban… tes problèmes d’érection ?
– Tu n’as pas compris ma fille, je n’aborderai pas le sujet de ma bite avec toi.
Il refusait d’avouer que depuis trois semaines qu’il avait cessé de tirer sur des joins, son sexe boudait dans son pantalon. Jusque-là, lorsqu’il stoppait la fumette, son escargot reprenait du service. Il se sentait trahi, et la situation était suffisamment humiliante sans qu’Eve s’immisce dans ses affaires. Il la saisit par les épaules et l’accompagna vers la porte. Dehors ils entendaient les échos de la conversation. Elle le suivit, mais pila sur le palier.
– Seize livres le comprimé ? La vache ! C’est drôlement cher, le coup. Où trouves-tu l’oseille ? Tu veux que je t’aide ?
Il grogna, excédé.
– Non, merci. Gerry m’approvisionne, et il me fait un prix d’ami. Tu es satisfaite ? Tu sais tout, maintenant.
Eve mit un temps avant de réaliser ce que ces paroles impliquaient. Lorsqu’elle avait demandé à Gerry s’il prenait du Viagra, il avait nié. Techniquement, le salaud ne mentait pas, mais concrètement, il se foutait de sa gueule.
– Je suppose que les symptômes sont des plaques rouges sur le torse et le visage ? La bouche sèche ? Le nez qui coule ?
– Ouais. Et aussi on évite l’alcool et la bouffe grasse, ça annule les effets.
– Et moi qui me réjouissais à l’idée que tu t’occupais enfin de toi, dit-elle avec amertume.
Lui et Gerry ne valaient pas mieux l’un que l’autre. 
– Mais je m’occupe de moi ! Seulement, je me réveille un peu tard.
Il soupira en ramenant ses cheveux en arrière. Il y avait du désarroi dans son regard, et, finalement, Eve regrettait d’avoir initié cette conversation. Pauvre Irina, réalisait-elle l’ampleur du fourbi dans lequel elle s’embarquait ? Elle glissa un bras affectueux autour de la taille du vieux briscard.
– Tu as raison, ça ne me regarde pas. Et je suis soulagée que tu fumes moins. Mais bon, ça ne risque pas de provoquer une crise cardiaque ou je ne sais quoi ?
– La seule personne capable de me briser le cœur, c’est toi ma fille.
– Fayot !
– Et les couilles également, tu me les brises souvent.
– J’aime bien ton nouveau raffinement.

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