GOOD LORD (Oh Lord ! Tome 3) Laure Elisac, tous droits réservés Extrait 16

Dimanche 20 Août 2017


Le feuilleton de l'été est en ligne !
Tous les dimanches et tous les jeudi, suivez les aventures de GOOD LORD (Oh Lord ! Tome 3) avant sa parution.
Ce passage contient l'extrait publié à la fin de "OVER LORD", c'est pourquoi vous aurez peut-être l'impression d'un déjà vu, mais je vous rassure, je n'ai pas laissé que ce passage.


EXTRAIT 16


Montage Laure Elisac

Dimanche 5 juin 2011, Coldharbour Lane, Londres




Eve distingua les accents de basse de Dante alors qu’elle pénétrait dans le couloir en sous-sol reliant le parking aux coulisses. Elle n’avait pas trouvé le courage d’entrer par le hall. Toute la matinée Gerry avait usé de son charme pour la détendre, mais il y avait des limites à ce que ses nerfs pouvaient endurer et il lui restait une représentation à achever. Une agonie !
Elle avait discuté avec Dante au téléphone en sortant du métro, et il lui avait signifié que Gerry ferait bien de se faire discret cet après-midi, car il ne passerait pas l’éponge aussi facilement qu’elle. Il se trompait. Passer l’éponge n’était pas facile, mais quoi, c’était Dante en personne qui lui avait appris qu’on ne pardonnait pas parce que l’autre méritait d’être pardonné, mais parce qu’on méritait de vivre en paix. Il était gonflé de lui reprocher l’application de ses théories. Gerry s’était excusé, à sa façon, ce qui représentait déjà un exploit. Elle lui devait une seconde chance. 
Elle marqua une pause et s’adossa au mur. L’air était froid, le couloir sombre, une ambiance qui collait parfaitement à son humeur. Elle perçut la voix de Noah et celle de Dante, qui lui répondait :
– Cet imbécile tire la gueule parce qu’un journaliste a écrit que j’étais Pizzaïolo. Tu parles d’un drame ! À force d’interpréter le rôle d’une vieille fille, il a fini par en prendre les manières, mais la seule qui a le droit de jouer les divas aujourd’hui, c’est Eve !
Son cœur s’emballa. Elle se sentait incapable de les affronter, de se maquiller, elle se sentait incapable de monter sur scène !
Elle entendit Alex protester, ses mots arrivaient incompréhensibles, comme s’il s’exprimait des vestiaires.
– Et comment aurais-tu voulu que je me présente ? rugit l’italien, comme la nouvelle Madame Linton ?
Des éclats de rire accueillirent sa remarque, désamorçant l’orage qui grondait sous les voutes des coulisses. Eve en profita pour franchir les quelques mètres qui la séparaient de la troupe. Lorsqu’elle apparut dans l’embrasure de la porte, Dante se retourna. 
– Et voilà notre metteur en scène préféré ! dit-il, tout en claquant dans ses mains.
Tout le monde applaudit avec lui. Cette salve d’honneur lui donna les larmes aux yeux, mais, surtout, elle lui fit du bien.
Dante enchaîna avec un :
– Pour Eve, hip hip hip... hourra, hip hip hip... hourra !
Même Sonia se joignit à eux. Eve ne sut pas combien de temps dura l’ovation, mais quand elle s’arrêta les sourires s’affichaient sur toutes les lèvres. Et Alex avait quitté sa retraite.
– Maintenant que notre maestro est là, continua Dante, je propose que nous procédions au débriefing de la performance d’hier. Qu’en penses -tu Eve ?
Et comme ça, elle se rappela ce pour quoi elle était faite. 





Au premier rappel, Lawrence vit Dante s’éclipser pour remonter des coulisses avec un bouquet de fleurs qu’il déposa dans les bras d’Eve. Une gerbe très simple, avec autant de roses que la troupe comptait de membres. Elle souriait, mais son visage marquait une tension inhabituelle, une gravité que Lawrence ne lui connaissait pas. Même soucieuse, Eve était le genre de personne qu’un rien égayait, mais, ce soir, son étincelle semblait éteinte. Ils avaient interprété Easy virtue devant une salle aussi comble que la veille. Ce n’était pas l’envergure du West End, mais cela devait être impressionnant, vu des planches. Alexander bégaya dans sa première intervention et l’un des acteurs dont il ignorait le nom, avait mangé une réplique. Sonia l’avait rattrapé. Dante aura de quoi chambrer ses amis, finalement.
Lawrence se leva pour applaudir et, comme il se trouvait au premier rang, cela le ramenait presque à leur hauteur. 
– Prends garde où tu poses ton regard, lui susurra Daphnée, ce n’est pas Eve qui réclame ton attention actuellement.
Il réalisa que Sonia ne le quittait pas des yeux. Il lui sourit en applaudissant plus fort.
Après trois rappels, le rideau se ferma définitivement et Lawrence saisit le coude de Daphné pour se rallier au flot des spectateurs se dirigeant vers les sorties. Alexander avait eu la délicatesse d’inviter son amie. Ils avaient vaguement évoqué la pièce lors du réveillon du jour de l’an, et Alexander s'était révélé homme de parole. Certes, cette générosité plaçait Lawrence dans une situation périlleuse, car elle réunissait dans le même espace-temps ses trois dernières compagnes. Il espérait néanmoins que cette escapade ferait du bien à Daphné, car elle traversait une période de remise en question. Elle fréquentait quelqu’un, Lawrence en était soulagé, il ne serait plus le dernier homme à lui avoir brisé le cœur, non pas qu’il s’attende à ce que le prochain se comporte aussi cavalièrement que lui, mais cela le reléguait officiellement au dossier « passé ». Le nouveau prétendant était un artiste plasticien en vogue, qui préparait une exposition importante. Les doutes de Daphné provenaient du fait qu’il était beaucoup plus jeune qu’elle, et elle craignait qu’il ne s’intéresse à elle pour ses contacts. Cela ne lui ressemblait pas ce manque de confiance. Pour la rassurer, Lawrence avait accepté de l’aider au dispositif du vernissage, et de jauger l’heureux élu. S’ils sortaient vivant de cette cohue ! Des femmes de tout âge s’étaient agglutinées dans le hall d’entrée. Lawrence se dit que si elles escomptaient apercevoir la silhouette de leur bellâtre préféré, elles allaient être déçues. Il n’avait pas vu l’ombre d’un Gerry ni dans le rang des proches, ni au balcon. Ils suivirent Nigel qui s’engagea sur le chemin des coulisses en jouant des coudes.
Le chaos régnait dans les loges. Il y en avait quatre en tout, desservies par un immense hall dans lequel s’était tenue la réception de la veille. La plus grande abritait les femmes et il en émergeait des cris et des chants à chaque ouverture de la porte. Dans une deuxième, Noah et les deux autres comédiens masculins achevaient de se démaquiller avant de transiter dans celle de Dante et Alex qui était équipée de deux douches. La quatrième était remplie de matériels divers et d’accessoires. Dans le hall, des portants de costumes indéterminés attendaient d’être rangés, des éléments de décors sans rapport avec la pièce avaient été abouchés contre l’un des murs et sur une table d’appoint étaient installés une bouilloire, un pack d’eau entamé, des briques de jus de fruit et des gobelets en plastique. Des faciès inconnus allaient et venaient, famille des comédiens ou techniciens. Le lieu contenait beaucoup moins de personnes que samedi soir, mais presque autant de bruit.    
 – Regarde, chuchota Daphné discrètement, ne serait-ce pas…
Elle ne finit pas sa phrase. Gerry les avait localisés et il se dirigeait vers eux. S’il avait eu vent de l’article paru le matin, il ne semblait nullement contrarié par sa teneur. Il portait un pantalon chino bordeaux et un tee-shirt blanc avec un slogan annonçant « Si vous voulez frôler la perfection, passez à côté de moi ». Malgré lui, le regard de Lawrence échoua sur la protubérance ostentatoire de son entrejambe. Car il y avait protubérance.
– Ma chère, dit Gerry en s’adressant à Daphné, nous n’avons jamais été présentés, mais nous cultivons les mêmes petits plaisirs.
Daphné haussa un sourcil artistiquement épilé. Il n’y avait que deux endroits où ils auraient pu se croiser : le marché de l’art, ou le club très fermé dans lequel elle exerçait son péché mignon.   
– Daphné a un agenda bien rempli, répliqua sèchement Lawrence en s’acquittant des présentations. Vous fréquentez les vernissages, à vos heures perdues ? Je ne vous imaginais pas amateur de peinture.
– La peinture ? Mon pauvre vieux, je ne distinguerais pas un Turner d’un Picasso. La photographie à la limite, si le sujet est à poil, mais non, ce n’est pas là que nous nous sommes rencontrés. Figurez-vous que Daphné et moi partageons le même vice.
Lawrence et Daphné échangèrent un regard, consternés par le manque de tact de Penholl. 
– Kempton Park, lâcha-t-il sur le ton de la confidence.
Le soupir de soulagement que poussa Daphné fit supposer à Gerry que les effluves de son eau de toilette la subjuguaient, car il bomba le torse en ajoutant :
– Et je doute qu’il s’agisse d’un hasard, parce que cela fait un moment que je vous croise sur les champs de courses. Vous êtes une pure et dure, je me trompe ?
Par pure et dure, il voulait souligner qu’elle pariait, elle ne se contentait pas d’étrenner un nouveau chapeau. Lawrence avait totalement omis la passion de Daphné pour les courses hippiques. Lorsqu’ils sortaient ensemble, ce point n’était pas négociable. Certes, il arrivait, exceptionnellement, qu’il l’escorte dans les soirées de son club privé. Comme tous les animaux à sang-froid, Daphné exigeait des émotions fortes pour lâcher-prise, il le comprenait. Manier le martinet sur la croupe élégante de Daphné le temps d’une soirée, d’accord, mais assister au calvaire de canassons cravachés sous les cris d’énergumènes chargés d’adrénaline, non merci. La terre, le crottin et le bruit des sabots le ramenaient à Covington Hall et à l’amertume de son adolescence. Il avait supporté suffisamment de dimanches à baigner dans l’odeur des chevaux pour le reste de ses jours. Et puis,
– Maintenant que vous abordez le sujet, répondit Daphné, qui avait retrouvé son assurance, je me souviens vous avoir aperçu, mais vous êtes systématiquement entouré d’une telle cour, je suis surprise que vous vous rappeliez mon humble présence. 
– Je ne pige rien à l’art, mais je n’oublierais jamais une femme de votre classe.
Sur ce, il se pencha pour lui infliger un baisemain avec le raffinement qui le caractérisait : les lèvres plaquées contre elle et son nez contre sa peau comme s’il cherchait à deviner la marque de sa crème de jour. 
Seigneur ! marmonna Lawrence, qui ne savait plus où poser les yeux. À ce moment se produisit l’incroyable : il entendit Daphné ronronner. Physiquement. Un ronron s’échappa de sa gorge, ponctuant les phrases de l’acteur. Il décrivait les sandales à brides et talons hauts qu’elle portait la dernière fois qu’il l’avait repérée. La conversation prit un tour surréaliste. Gerry se révélait capable de brosser le portrait non seulement des Salomés qui la chaussaient à Kempton Park, mais également les escarpins qu’elle avait aux pieds à Ascot. S’il était doté d’un vagin, Lawrence jugerait ce type inquiétant, il possédait toutes les caractéristiques du déviant sexuel.
Le comédien entreprit de raconter une blague — qui raconte encore des blagues, passé l’adolescence ? — au sujet d’un turfiste qui se réveille à sept heures du matin, un sept juillet mille neuf cent soixante-dix-sept, et qui se rend à un rendez-vous à la banque et remarque qu’elle est située au numéro sept de la rue. Le banquier lui apprend qu’il reste sept mille sept cent soixante-dix-sept livres sur son compte. Il se rend dans son PMU habituel, et réalise que le cheval numéro sept dans la septième course est coté à sept contre un, il décide de parier toutes ses économies.
Navrant, songea Lawrence, qui ressentait maintenant de la pitié. Il n’y avait rien de pire que d’assister à l’humiliation de quelqu’un qui mendie de l’attention. La pauvre Daphné devait regretter d’avoir accordé son temps à ce boulet.
– … et le canasson arrive septième.
Daphné rit. À gorge déployée. La tête rejetée en arrière, les cheveux agités de soubresauts. Lawrence préféra les abandonner avant de remettre en question son affection pour cette dernière.
Il y avait eu du va-et-vient pendant que Gerry offrait son show, mais la porte des vestiaires féminins demeurait close. Celles des hommes, par contre, se tenaient grandes ouvertes et l’on percevait le rire de Dante au milieu d’un brouhaha de voix masculines. Alexander émergea de l’une d’elles, vêtu de sa robe de scène, mais sans sa perruque.
– Ah, tu es là, dit-il en reconnaissant son frère. C’est très gentil d’être revenu. Où se trouve Daphné ? A-t-elle apprécié la représentation ?
Tout en discutant, il tira de sous une table un pack de bouteilles d’eau individuelles et en ouvrit une pour boire au goulot, prenant soin de ne pas laisser de traces de rouge à lèvres comme s’il avait fait cela toute sa vie. Il portait les boucles d’oreilles de leur grand-mère, des opales irisées serties d’argent. Des clips, évidemment, aucune femme Linton n’avait jamais eu les oreilles percées, car trop vulgaire. Il se sentit troublé par la ressemblance de son frère avec leur mère. 
– Alexander, je n’avais jamais remarqué comme la couleur de tes yeux correspondait exactement à celle de Mère.
Le jeune homme baissa la tête vers sa tenue et grimaça.
– Je doute qu’elle eût été ravie de me voir ainsi accoutré.
– Probablement pas. Mais peut-être aurait-elle admiré ta ligne.
Alex sourit furtivement et pinça les lèvres. Ses incisives se chevauchaient, cela lui conférait un charme enfantin, mais il les montrait rarement.
– Grand-mère, elle, m’a autorisé à me déguiser avec les siennes jusqu’à mes neuf ans, elle n’en voyait pas le mal. Si tu veux m’excuser, dit-il en indiquant le vestiaire, je dois terminer de me changer. Après, nous mangeons tous chez Eve, Sonia t’a-t-elle prévenu ?
Sonia avait négligé de lui préciser ce détail, il prévoyait de l’emmener au restaurant avec Daphné. Il se tourna pour observer son amie, toujours sous l’emprise de Gerry. Que lui racontait-il à présent ? Une histoire impliquant un rabbin, un prêtre catholique et un jockey ?
Alex suivit son regard. 
– Ce Gerry a un aplomb ! dit-il à voix basse. Je n’arrive pas à avaler qu’il ose se pavaner ainsi. Il pourrait avoir la décence de paraitre mal à l’aise. Oh, fit-il, devant le visage interrogatif de Lawrence. Tu n’es pas au courant. Je ne suis pas censé l’évoquer, mais le StarSpy a publié un article écœurant et…
– C’était son œuvre ? s’exclama Lawrence, abasourdi.
– Si tu avais entendu Dante, ce matin ! Heureusement que je ne comprends pas l’italien, je pense que mes tympans auraient saigné.
– Quel salaud ! Eve est-elle prévenue de sa présence ?
– Oui, elle a obligé Dante à promettre qu’il ne le jetterait pas dehors. Elle ne lui en veut même pas ! Elle est trop bonne. Pas étonnant qu’il lui marche sur la tête. Mais je m’égare. Daphné vient également, bien entendu, puis-je te charger de l’inviter ? Eve n’y verra pas d’inconvénient.
Soudain, Lawrence réalisa l’implication des paroles de son frère.
– Attend ! Comment ça, vous mangez tous chez Eve, elle a déménagé ?
Il concevait mal comment ils espéraient entrer dans la malle qui lui servait d’appartement.
– Non, mais on se serrera. On en reparle après, je vais nous mettre en retard. 
Il coinça une deuxième bouteille sous son bras et disparut dans le vestiaire.
Lawrence dénicha un endroit en retrait, sur les marches de l’escalier étroit qui débouchait sur le plateau. Le béton était usé et poussiéreux, mais, au moins, il bénéficierait d’un peu de calme. Pas pour longtemps ; il distingua des pas derrière lui. Rassemblant ses jambes, il se colla contre le mur pour permettre à l’intrus de circuler, tout en se retournant avec un sourire d’excuse.
Il découvrit Eve, vêtue d’un short en jean et d’un tee-shirt bleu ciel à manches longues. Elle était encombrée d’un carton qu’elle transportait à bout de bras. Il se leva pour l’aider, mais elle l’en empêcha.
– Ce n’est pas lourd, juste quelques accessoires sans importance qui traînaient là-haut.
Elle descendit quelques volées et s’arrêta à sa hauteur. C’était la première fois qu’il la voyait aussi simplement mise. Pas de tenue arc-en-ciel, et Dieu merci, pas de slogan douteux sur son haut.
– Demain, on reviendra avec Dante et Noah pour démonter les décors et ranger le local, mais j’aime quitter un plateau propre après une représentation, même pour la dernière.
Lawrence jeta un œil dans la boîte et identifia pêle-mêle : un éventail, une cravate, un gant en satin dépareillé, un peigne à cheveux et deux textes surlignés, roulés et écornés.
Eve fit mine de continuer son chemin, mais garda un pied dans le vide, sans se décider à descendre la marche suivante.
– Alors, pas trop ennuyeux de se farcir la représentation une deuxième fois ?
– Pas le moins du monde. Au contraire, j’ai noté des détails que je n’avais pas perçus hier. On dirait que quand tu as distribué les rôles, tu pressentais des traits de caractère chez tes acteurs, que peu de gens discernent. Chez Dante, par exemple, le colonel Whittaker, sombre et flegmatique, est à mille lieues de sa nature exubérante, et pourtant, lorsqu’il l’incarne, on comprend que, derrière sa nature de pitre, il y a un être humain solide, et sensible.   
– Ça alors, c’est… Tu es la première personne qui aborde mon travail, dit-elle avec un drôle de timbre, comme si elle atteignait un point au-delà de la fatigue nerveuse. Gerry a aimé mes ombres chinoises pendant le bal de l’acte final, mais il n’a pas cherché à analyser les personnages.
– Cela m’étonne, ta mise en scène est tellement riche.
Il s’assit, et, tout naturellement, elle se rangea à ses côtés.
– Jusqu’au rôle que tu as attribué à Alexander, ajouta-t-il avec une moue, c’était culoté de lui proposer d’incarner une vieille fille. Je t’avoue que quand je l’ai surpris en travesti lors des répétitions, l’idée m’a déplu, je t’ai soupçonnée d’exploiter son homosexualité. Mais à travers son interprétation de Marion, j’ai enfin compris son obsession concernant la transformation de Covington. Cette pauvresse, qui a vécu en marge pour sauvegarder son héritage familial, qui a placé ses rêves entre parenthèses, je suppose qu’elle figure exactement le fantôme de ce qu’il craint de devenir. Et Sonia ? Bon sang, quand son personnage raconte qu’elle s’est enfuie en courant, car son premier mari la maltraitait et que tu lui demandes si elle a trouvé refuge chez ses parents…
– « Je ne cours pas assez vite, ils sont morts tous les deux », termina Eve.
– C’est ma réplique préférée ! Est-ce que tu as entendu la salle rire ? Comment as-tu deviné qu’elle possédait un potentiel comique ?
– Honnêtement, c’était un coup de poker, mais les dialogues sont si bien écrits, il suffit d’attendre que la magie opère.
– Il faut que tu apprennes à recevoir les éloges, ce n’est certainement pas les dernières que tu entendras.
Elle le scruta comme si elle cherchait dans son regard la réponse à une question qu’il ignorait avoir posée. Malgré la pénombre, il se trouvait suffisamment proche pour déceler les taches de rousseur sur son nez et le haut de ses joues.
– Merci.
Lawrence ignorait si elle songeait aux compliments, à la reconnaissance de son travail ou à sa compagnie.
– Je ne suis pas étonné que Malcolm t’ait engagée. Tu mérites de collaborer avec des professionnels, et avec des assistants qui se chargeront de ramasser les accessoires, ajouta-t-il en désignant la boîte qu’elle serrait sur ses genoux.
Elle sourit, ses traits se détendirent. Elle se décala sur la marche pour appuyer son dos contre le mur et lui faire face.
– On a commencé les répétitions avec la pièce de Hurst. Le théâtre nous prête un local. Pour l’instant, on travaille les déplacements et on joue avec les textes.
– Déjà ?
– Cela n’a rien, vraiment rien, de comparable avec le rythme d’une troupe amateur.
Elle allongea ses jambes sous l’angle formé par les siennes, mais sans le toucher.
– Une fois le casting bouclé, tout s’est enchaîné super vite, on va se retrouver sur les planches avant que l’encre de mon contrat ne sèche.  
– Ce sera un succès, tu devrais t’habituer à la notoriété, car, de l’encre, tu n’as pas fini d’en faire couler.
– Merde ! dit-elle en appuyant son front contre le bord du carton. Tu as lu le journal.
C’était une affirmation, plus qu’une interrogation.
– Désolé, je ne disais pas cela pour ça. Mais effectivement, je l’ai lu. Assez moche comme surprise.
– Le pire, c’est qu’ils n’ont même pas abordé la mise en scène. J’aurais bossé comme strip-teaseuse, c’était pareil. L’unique chose qui les intéressait se résumait à la taille de mon décolleté et celle de la braguette de Gerry.
– La rumeur dit-elle vrai au moins ?
– La rumeur ?
Elle fronça les sourcils.
– Tu parles des ragots concernant sa réputation de tombeur, ou… elle agita sa main dans un geste vague.
– J’admets que le journal a piqué ma curiosité.
Elle s’amusa avec le rabat du carton.
– Eh bien, pour une fois, les journalistes n’ont pas exagéré. Avec mon absence de poitrine, c’est la seule information véridique dans ce torchon.
– Tes seins sont parfaits, dit-il en les effleurant du regard.
Il se demanda si, selon son habitude, elle faisait l’impasse sur le soutien-gorge. Ses seins n’étaient pas les plus spectaculaires qu’il ait côtoyés, mais c’était assurément ceux qui lui avaient procuré le plus de plaisir. Il les chérissait plus que de raison.
– Mais alors quoi ? insista-t-il, elle est si grosse que ça ?
– Énorme. Au moins deux fois la tienne.
Il blêmit. Eve secoua la tête.
– Pardon, c’était méchant. Je ne sais pas ce qui m’a pris de te sortir ça, je règle des comptes. Oublie ces conneries. Surtout que ce truc de taille est complètement ridicule, on n’entend pas mieux parce qu’on a de grandes oreilles ! Ça me rappelle ces 4X4 qui friment sur les routes de campagne, mais qui sont impossibles à garer en ville. Qui rêve d’effectuer des créneaux avec un tank ?
– J’avais oublié ton don pour les métaphores, dit-il, ironique.
– Tu as remarqué, j’ai progressé, cette fois elle n’était pas culinaire. J’aurais pu dire : essaye de farcir une caille avec une aubergine…
– Stop, pitié, je préfèrerais continuer à déguster la cuisine de Spencer sans penser à Gerry. Il parait qu’il hante les hippodromes, il est frère d’armes avec Daphné, qui l’aurait cru ?
– Ne m’en parle pas. Il m’y a traîné une fois, j’aurais juré une parodie d’Hitchcock. Toutes ces beautés froides remplissant les tribunes, à regarder courir des étalons en se mordant les lèvres pour contenir leur excitation. Gerry est accro, il suit tous les pronostics. Et le truc dingue, c’est qu’il gagne souvent. Je ne connais personne doté d’une chance pareille, il dégoterait un trèfle à quatre feuilles sur une pelouse synthétique. Enfin, ne lui dis pas que j’ai prononcé le mot chance parce que, pour lui, les courses représentent une science. Le plus beau dans l’histoire c’est qu’il stocke ses gains sur un compte plafonné dont les intérêts approvisionnent des œuvres caritatives. Il y en a une qui aménage des terrains de basket en banlieue et une autre qui s’occupe de chevaux en fin de vie. C’est mon amie Aline qui me l’a appris. Aline est la compagne de Malcolm Hurst.
Le rabat qu’Eve triturait se déchira.     
– Daphné est une joueuse née elle aussi, déclara Lawrence. 
– Lawrence… te sens-tu heureux ?
Il allait répondre machinalement, comme on répond à un « comment vas -tu ? », mais il se ravisa et réfléchit.
Depuis petit, il se suffisait à lui-même. Il n’avait besoin de rien ni personne pour savourer son existence, il se complaisait dans sa solitude. Dante lui avait déclaré récemment que c’était sans doute cela qui le rendait si attirant. Dante aimait le taquiner avec son franc-parler, et lui, et bien, il aimait le franc-parler de Dante.   
– Je suppose que oui, je peux dire que c'est le cas, même si ma vie n’a pas pris la tournure que j’attendais.
Ce qu’il refusait d’admettre, c’était qu’elle lui manquait. Sa spontanéité lui manquait, leurs conversations improbables, son anticonformisme agaçant, sa manie de réclamer du sexe au mauvais moment. Elle lui manquait, et une angoisse le tenaillait : son vagin délicat qui épousait son membre comme s’il avait été créé pour lui, était-il saccagé par la bite de centaure de Gerry qui chaque nuit le déformait à grands coups de butoir ?
Il se ressaisit.  
– Mais, et toi ? Je sais pour Gerry et les photos.
– Oh merde ! soupira-t-elle. Dante avait promis de tenir sa langue !
– La fuite ne provient pas de Dante, mais d’Alexander. Excuse-moi de poser cette question, mais comment as-tu réussi à lui pardonner ?
– Gerry n’est pas quelqu’un de mauvais. Il est maladroit, et égocentré, mais il a du cœur. Et puis, ce ne sont que des mots, et quelques images. Pendant qu’on bavarde, des gens ont perdu leurs deux jambes, ça, c’est ce que Dante appellerait un vrai problème.
Sonia se matérialisa devant eux, sa brosse à cheveux dans une main, son élastique dans l’autre.
– Ah ! s’exclama-t-elle, j’avais reconnu ta voix.
Eve se leva et Lawrence l’imita avec la désagréable impression d’avoir été surpris la main dans le sac, mais sans savoir de quel sac il s’agissait. Il s’effaça pour laisser Eve descendre devant lui. Lorsqu’il rejoignit Sonia, le téléphone de la jeune femme les interrompit. Elle articula un « mon père » avant de faire volte-face et s'engouffrer dans la loge où l'on entreposait le matériel. C’était bien la peine de les avoir dérangés.
Il se dirigea vers la table des rafraîchissements où Gerry achevait de vampiriser Daphné. Accrochée à son gobelet en plastique, elle buvait son verbe plutôt que le contenu de son verre. Elle qui ne se déplaçait au cinéma que pour visionner des films allemands ou danois en V.O. elle l’écoutait comme s’il incarnait la version british de Wim Wenders.
– Je croyais que tu détestais les jus de fruits industriels, dit Lawrence en pointant le liquide orange qui stagnait dans son gobelet bon marché.
– Il m’arrive de priser le charme de la simplicité, rétorqua-t-elle sur le même ton.
La simplicité ? Sacrebois ! Gerry n’était pas simple, Gerry était une boisson fluo remplie de colorants et d’exhausteurs de goût, la plupart étant de dangereux neurotoxiques, tout comme ses blagues.
– J’étais justement en train de convaincre Daphné de manger avec nous chez Eve, dit l’acteur.
Cette dernière les rejoignit à ce moment. Lawrence ne s’habituait pas à la voir en jean, et encore moins en short. Qui aurait présumé que ses robes lui manqueraient un jour ?
– La mère de Dante a préparé des lasagnes, annonça-t-elle, mais ça ne suffira pas pour tout le monde, on commandera des trucs chez le Jamaïcain, je pense que si chacun se fend cinq livres ça couvrira la note.
Elle tendit un gobelet vide à Gerry.
– Tu veux t’en occuper s’il te plaît ? Il faut qu’on réfléchisse à une solution pour la table.
Lawrence produisit un billet de dix livres en précisant que c’était pour Daphné, mais elle insista pour participer, considérant la situation comme follement amusante. Gerry s’éloigna pour faire le tour de la troupe et Lawrence constata qu’il avait une telle aversion pour le cabotin qu’il retenait sa respiration en sa présence.
– Cela te dérange-t-il que je me joigne à vous ? s’enquit Daphné en enlevant un bourron de poussière sur sa veste. Tu sembles contrarié.
Il allait lui expliquer le rôle que Gerry avait joué dans le torchon qui avait vilipendé Eve, mais c’était remuer le couteau dans la plaie. Plus vite l’histoire sera enterrée, mieux Eve se portera. Dieu sait pourquoi, elle tenait à ce type, mais elle éprouvait assez de bonté pour croire au pardon et aux vertus d’une deuxième chance, ce qu’il avait été incapable de lui prodiguer. Réalisait-elle que lorsqu’elle décrivait Gerry comme chanceux, ce n’était pas un trèfle à quatre feuilles qu’il avait déniché avec elle, c’était une perle, une perle baroque, irrégulière et unique. Voilà ce qui l’agaçait. Et le fait qu’il se prenne pour le centre du monde et que le monde acquiesce.
– Lawrence ?
La voix de Sonia le tira de ses pensées. Daphné retira la main qui reposait sur son bras.   
– Tu te fais des idées Daphné, je suis ravi de ta compagnie. J’allais te le proposer qui plus est.
Il se tourna vers Sonia. Une ride de contrariété barrait son joli front.
– Tout va bien, ma chérie ?
– C’était mon père. Il devait débarquer à Londres pour ses affaires le mois prochain, mais il a décidé d’avancer son voyage. Il atterrit vendredi. Et ma mère l’escorte.
– Ils viennent vérifier le pédigrée du loup qui a pénétré dans la bergerie ? fit Daphné sur le ton de la plaisanterie.
Lawrence ne releva pas, occupé qu’il était à garder une figure impassible.
– Je suis désolée, dit-elle en triturant l’ourlet de sa blouse, je ne voulais pas te mettre dans cette situation.
Lawrence évalua ses chances d’échapper à la rencontre. Il n’avait rien contre les parents de Sonia, simplement, leur relation actuelle lui convenait parfaitement, il n’éprouvait aucun désir de l’officialiser avec une présentation à la famille. Il chercha dans sa mémoire une conférence qu’il pourrait donner en dehors de la ville, des heures de gardes à ajouter à son agenda… le vernissage du protégé de Daphné offrait, hélas, une piètre excuse.
– Pas de problème. Je suis enchanté de les rencontrer. Vous aurez sans doute envie de passer du temps ensemble, mais, s’ils le souhaitent, nous dînerons ensemble. Connaissent-ils notre différence d’âge ?
Évidemment, songea-t-il, Sonia leur avait envoyé un curriculum vitae par mail, à la minute où il s’était réveillé dans ses draps à fleurs.  
Elle sourit, mais une ride récalcitrante barrait toujours son front.
– Mes parents possèdent également une différence d’âge, mon père est né en cinquante-cinq et ma mère en soixante-quatre, elle m’a eu à vingt-et-un ans.
– Ah, et bien dans ce cas, dit Daphné, on dirait qu’il s’agit d’une tradition familiale.
Lawrence espérait qu’elle parlait du fossé numérique, et pas des grossesses de jeunesse. Il venait de découvrir qu’il avait moins d’écart avec la mère de Sonia qu’avec Sonia elle-même. Cela promettait une soirée épique.







Pour l’heure, c’était un autre genre de soirée qui s’annonçait épineuse. Ils se retrouvèrent confinés chez Eve, son appartement se révélant aussi bordélique que dans son souvenir, ce qui, bizarrement, lui plut. Ils avaient emprunté deux tréteaux du théâtre et l’une des actrices, fille de la voisine du dessus, gravit un étage afin de rapporter des chaises. On poussa le fauteuil et les piles de livres dans la chambre-alcôve, pour installer la table improvisée. Par miracle, chacun trouva un siège. Sauf Eve, que Gerry tenait fermement sur ses genoux, sans même faire semblant de ne pas la tripoter. Y avait-il quelqu’un, un jour, qui lui avait opposé une résistance ? Lawrence détourna la tête. Daphné lui tendit un fatras de couverts dépareillés. Les mouvements étant réduits au minimum, ils devaient se passer d’un bout de la table à l’autre les ustensiles, donnant à l’entreprise des allures de mille-pattes. Quelques bouteilles de Crémant rescapées du soir de la première réapparurent, et le comédien qui interprétait Philippe Bordon dans la pièce, débarqua avec Noah, les bras chargés d’emballages odorants. Évidemment, le plat à lasagnes de la mère de Dante ne rentrait pas dans le four d’Eve, mais personne ne s’en soucia, ils le dégusteraient tel quel. Lawrence compta et recompta, car il ne pouvait croire qu’ils tenaient à dix-sept dans le studio. Dante divisa le gratin en dix-huit parts et le fit tourner. Lawrence se retrouva avec une portion de pâtes froides et du poulet au curry devant lui et son regard croisa celui de Nigel. Ce dernier se découvrit moins chanceux, des frites plantain échouèrent dans son écuelle. Il fixait les bâtonnets huileux avec scepticisme quand Noah ajouta une louche de gruau vert au fort parfum de coriandre. Lawrence pinça les lèvres pour ne pas rire. Un carton de riz aux crevettes, du poisson mariné et des légumes non identifiés défilèrent sous son nez. Sonia déposa devant son assiette un bol de soupe de carottes à l’orange. Elle en attrapa un pour elle également et se lécha le doigt. Lawrence se détendit et chercha une position lui permettant de discuter avec la jeune femme sans avoir à pivoter la tête du côté d’Eve et Gerry. Le couple partageait tout : une seule chaise, une seule gamelle et un seul cerveau, s’il s’en remettait à la blague produite par Gerry au début du repas. « Que dit la fesse droite à la fesse gauche ? »  tout le monde s’était tourné vers lui en attente de la chute. « Tu ne trouves pas que ça sent mauvais dans le couloir ? » Il l’avait ponctuée d’un rire graveleux, secouant Eve comme si elle était perchée sur le Vésuve. Assurément, elle constituait la matière grise du duo.
Dante échangea un regard navré avec Lawrence. Son animosité envers Gerry était contenue, mais pas discrète. Avec la barbe qui sculptait son visage, ses traits orageux paraissaient particulièrement impressionnants. Mais ce qui le surprenait le plus, c’était l’attitude d’Eve. Elle se laissait balloter par un Gerry toujours en train d’accompagner ses paroles de grands gestes ou d’avancer le bras pour saisir son verre, bien qu’il se contente de n’avaler que de l’eau. Lawrence étudia le sien, un modèle de bistrot. Impossible d’apprécier le crémant dans un tel sabot. À côté de lui, Sonia avait hérité d’un verre à pied, idéal pour un vin rouge plutôt que du blanc, mais qui serait préférable à son verre actuel. Elle consommait peu d’alcool, il hésita à le subtiliser. C’est alors qu’il remarqua le sourire moqueur de Daphné, assise en face de lui. Elle souleva une authentique flûte à Champagne et l’agita devant elle pour le narguer. Il semblait qu’elle s’amusait plus que de coutume. Et il devait avouer que les lasagnes de madame Stefanagi, même froides, étaient succulentes.   
Au moment du dessert, il y eut un flottement. La jeune Maggie remonta chez elle récupérer un tiramisu au citron, une autre spécialité de la mère de Dante qui ne risquait pas de cadrer avec le mini-frigo de leur hôtesse, et chacun s’activa pour débarrasser le couvert. Lawrence comprit avec horreur que l’entremets serait servi dans les verres. Quelle idée ! Son unique consolation fut la pensée que la flûte de Daphné allait se révéler totalement inefficace. Il n’était pas le seul à l’avoir noté, Gerry sortit son museau deux secondes du tee-shirt d’Eve pour lui proposer son verre, arguant qu’il utiliserait celui de sa moitié. Pire, une fois la tablée servie, le couple décida de se sustenter directement dans le plat. Un triste jour pour le savoir-vivre. Lawrence vit briller du lemon curd à la commissure des lèvres d’Eve, que Gerry ramassa de la pointe de sa langue. Sa langue ! Il était abject. Eve ouvrit la bouche pour protester et il en profita pour lui rouler un patin au mépris de leurs fonctions respiratoires, et de leur entourage. C’est le moment que choisit Alexander pour se redresser et faire tinter son verre, provoquant aussitôt le silence. Son frère avait gagné en assurance ces derniers mois. Il ne rivalisait pas avec le charisme de Dante, mais son air d’épagneul terrorisé avait disparu.
– À quoi buvons-nous, mes amis ? demanda-t-il.
– On ne boit pas, railla Noah en brandissant un gobelet en plastique rendu opaque par le dessert crémeux, on n’a plus de verre !
Sans se démonter, Alex leva sa cuillère ornée de gâteau.
– À quoi mangeons-nous alors ? 
– À la réussite des « Poupées russes » et aux salles combles ! répondit Noah, enthousiaste.
– À la carrière de Noah ! surenchérit Sonia.
Lawrence savoura la bouchée qu’il venait de prendre. Le Tiramisu se composait de mascarpone et de Lemon Curd, mélange effrontément doucereux, mais heureusement neutralisé par l’astringence de feuilles de menthe ajoutées par madame Stefanagi à l’ultime couche de crème, juste avant le lit de Butter bread. Un délice pour le palais. Il ferma les paupières.  
– À la carrière d’Eve ! déclara Dante.
Lawrence ouvrit les yeux à temps pour voir l’intéressée prendre de la préparation onctueuse sur son index et la tendre devant elle.
– À la deuxième vie de Covington Hall !
Gerry attira le doigt d’Eve dans sa bouche pour le gober. Lawrence ferma à nouveau les yeux, écœuré cette fois. 
– Au bébé de Maggie ! proposa Ben, le Jamaïcain qu’Eve avait réussi tant bien que mal à intégrer à la pièce.
Lawrence réalisa que l’actrice, qui jouait la sœur d’Alexander et qui était assise à côté de lui n’absorbait que de l’eau depuis le début de la soirée. Elle sourit béatement et tapota son ventre grassouillet qui pouvait aussi bien contenir un abus de pizza.
– À la prochaine exposition de mon protégé, à laquelle vous êtes tous conviés, lança Daphné, à la grande surprise de Lawrence.
Dans ces vernissages, les invités étaient triés sur le volet, Daphné n’organisait pas de « portes ouvertes » pour des personnes qui ne possédaient ni la culture ni les moyens financiers de se distinguer.
– J’enverrai quelques invitations par l’intermédiaire de Sonia, ajouta-t-elle.
Le « quelque » lui ressemblait davantage.
– Quel est l’heureux artiste que vous promouvez ? s’enquit Dante.
– Estéban de Rosas. Il vient de signer chez Vaughn, précisa-t-elle comme si le patronyme du marchand d’art importait plus que l’artiste lui-même.
Dans les faits, elle n’en était pas loin. Vaughn avait la réputation de transformer ce qu’il touchait en or. Lawrence nota qu’Eve l’avait déjà rencontré, vu la grimace qu’elle fit à l’évocation de son nom. Ces commerciaux incarnaient l’antéchrist pour elle et son père. À moins que ce ne soit De Rosas ?
– Vous le connaissez ? demanda Daphné à Eve.
Cette dernière chercha l’approbation de Dante. Si elle le connaissait, il y avait des chances pour que Dante aussi.
Soudain, Daphné claqua sa langue contre son palais.
– Évidemment, où avais-je la tête ! Il a étudié à la Royale Académie ! Il a croisé votre chemin, Dante, je me trompe ?
– Il est passé par ma classe de modèle vivant comme tous les élèves, mais il n’a pas suivi l’intégralité du programme. Son talent l’a appelé ailleurs très rapidement.
La curiosité de Lawrence était piquée. Un ancien élève de Dante ! Ils allaient se rendre au vernissage, ce qui lui offrirait une nouvelle occasion de côtoyer Eve. Une vague de plaisir envahit Lawrence à l’idée de revoir Eve dans un avenir proche, même si, pour cela, il lui faudra supporter Gerry. Daphné vantait maintenant au comédien les mérites de l’investissement dans l’art. Son intérêt pour l’acteur n’était peut-être pas si farfelu, finalement.


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