GOOD LORD (Oh Lord ! Tome 3) Laure Elisac, tous droits réservés Extrait 14

Dimanche 13 Août 2017

Le feuilleton de l'été est en ligne !
Tous les dimanches et tous les jeudi, suivez les aventures de GOOD LORD (Oh Lord ! Tome 3) avant sa parution.
Nous restons au théâtre de Brixton pour cet extrait qui est l'une de mes scènes préférées, j'espère que vous aurez autant de plaisir à la lire que j'en ai eu à l'écrire.


Extrait 14




Samedi 4 Juin 2017, Coldharbour Lane, Brixton, Londres




Deux heures plus tard, Lawrence se fraya un chemin parmi la foule amassée en coulisses. Sans surprises, Gerry drainait la plupart des personnes présentes. Malcolm Hurst s’était éclipsé, seule demeurait la jolie blonde qui l’accompagnait. Elle ne quittait pas Gerry d’une semelle, les deux formant un couple curieux, associant l’exubérance et l’impudence à la réserve et la simplicité. Pas de maquillage, des cheveux flottant librement sur ses épaules, un jean 501 et un tee-shirt coupé par un créateur, mais sans motifs ni logo apparent. À côté d’elle, le show qu’interprétait Gerry n’en paraissait que plus artificiel. Lawrence scruta la salle en quête de Sonia, les portes des loges n’étaient pas toutes ouvertes et il ignorait laquelle était la sienne. Il intercepta Dante. En sueur, et encore en costume de scène, il tenait un morceau de coton usagé. Une trainée de lait maculait son front.
– Dante ! Bravo ! Quel talent d’acteur, tu es époustouflant. 
L’italien sourit, l’adrénaline dilatait ses pupilles et les fonçait comme un expresso.
– Merci, mon ami, merci. Voilà une bonne chose de faite. La pièce s’est déroulée aux petits oignons, aucun trou de mémoire. Eve va enfin souffler ! J’avoue que cela me déçoit un brin, car cela nous prive d’anecdotes croustillantes à ressortir lors de nos prochaines festivités. Mais je suppose que tu cherches Sonia. Elle se change dans le local du fond, derrière les tréteaux avec les boissons, tu vois ? Je te déconseille d’entrer maintenant, tu te ferais écharper. Les filles se montraient insupportables avant de monter sur les planches, mais avec la retombée du stress, ce sont de véritables furies.
– Winnie ! Dans quel état t’es-tu mis, mio figlio, il sole della mia vita !
Ils pivotèrent de concert. Rien ne préparait au choc de la rencontre avec la mère de Dante. Ce n’était pas seulement une belle femme, c’était l’une des plus belles femmes qu’un homme avait loisir de côtoyer dans savie. À soixante-cinq ans, même le Dieu Chronos n’avait pas eu le cœur d’abîmer un tel ouvrage. Elle possédait la majesté animale d’une Sophia Lauren, et la distinction d’une Monica Vitti. C’était le genre de créature qu’on s’attend à rencontrer sur un tournage de Cinecitta, pas aux côtés d’un petit bonhomme au physique sec et nerveux. Giulietta Stefanagi brandit un mouchoir brodé pour tapoter le front de son fils tout en marmonnant des reproches en italien. Il se laissa cajoler patiemment puis attrapa le poignet de sa mère pour poser un baiser à l’intérieur quand il estima que cela suffisait.
– Mama, je te présente Lawrence Linton, le frère d’Alex.
Lawrence amorça un baise-main, mais elle le saisit par les épaules pour l’embrasser tendrement.
– Allons, mon petit, vous êtes le frère de notre Sandrito, pas de manières entre nous.
Son parfum envoutant l’assaillit, et… non, impossible ! Elle sentait le pain frais et le basilic, elle sentait la méditerranée.
– Nous considérons Alex comme notre deuxième fils. Le pauvre enfant se fait un monde d’une taupinière, mais il est tellement courageux. Comment lui résister ? Il me fait fondre presque autant que mon Winnie.
Dante présenta son père. L’homme, à la silhouette juvénile, ne dépassait guère le mètre soixante. Il partageait avec Dante un regard franc, mais, pour le reste, le peintre avait hérité de la beauté de sa mère. Or, étrangement, les caractéristiques si féminines du visage de Giulietta, comme ses sourcils en accents circonflexes et sa bouche charnue, soulignaient la grâce virile de son fils.
– Mama, papa, excusez-nous. La douche m’appelle, et Lawrence se languit de Sonia.
– L’adorable Asiatique ? Les métisses font de si jolis enfants. Venez manger un jour à la maison. C’est mauvais de vivre loin de la famille.
– Oui Mama, nous organiserons ça à l’occasion, fit Dante en l’embrassant sur la tempe. Papa, emmène-la vers le buffet en attendant que je sois présentable.
– Ah mais j’oubliais, j’ai apporté tes lasagnes, elles sont dans la glacière, sous le comptoir. J’ai préparé six plaques de mini pizza, mais il n’y aura pas suffisamment de gressins, je ne prévoyais pas une telle flopée. Quel triomphe pour Eve.
Lawrence contemplait leur échange avec curiosité. Dante et sa mère, vibrants de passion, et le père, stoïque. Il fallait dire que le soleil se levait du côté de Giulietta, quand on vivait avec une femme comme elle, on devait se résoudre à bronzer en silence.    
Il les abandonna sur la promesse d’une visite et traversa tant bien que mal la foule en direction de la loge de Sonia. La porte s’ouvrit au moment où il s’apprêtait à toquer. Une inconnue en jaillit, accompagnée d’une femme à la crinière ébène qu’il identifia comme la comédienne jouant le rôle d’Hilda. Elles le regardèrent à peine, absorbées par leur discussion. Une odeur écœurante de talc et de gel douche lui sauta à la gorge. Sur le coup, il crut l’espace vide. Le local s’étendait d’un côté avec une série de miroirs et de tablettes couverte de crèmes, de fards et de bouquets de fleurs, et en face un mur occultant la salle d’eau. Cette dernière avait copieusement servi, à en juger la chape de vapeur qui stagnait dans l’air. Il s’avança afin d’entrebâiller une fenêtre et devina un mouvement derrière la tringle à roulettes sur laquelle gisaient pêle-mêle les costumes et les manteaux de ville. Le joli minois de Sonia émergea au-dessus des affaires. 
– Te voilà ! s’exclama-t-elle.
– Puis-je aérer quelques secondes ?  
– Fais comme tu le sens, je suis quasiment prête. Que penses-tu de la pièce ? Je t’ai vu dans la salle, j’avais repéré les places avant l’ouverture du rideau ! C’était génial, non ? On ne s’est pas trompé une seule fois ! Où sont Spencer et Nejma ? Ils ont apprécié la comédie ? La pauvre enfant, parfois je la voyais gigoter, mais j’évitais de vous regarder pour ne pas être perturbée. Sue c’était intimidant, tous ces gens !
Elle sortit du paravent improvisé pour se lover dans ses bras. Il caressa ses cheveux qui collaient à ses doigts à cause de la douche. Sous le coup de l’excitation, elle babillait au mépris des règles de ponctuation.
– Tu étais superbe, dit-il lorsqu’elle s’arrêta pour respirer.
– Oh, Lawrence, j’ai eu tellement de mal à rendre mon texte, quelle folie de me confier le premier rôle, j’étais nulle.
– Allons, tu étais d’une beauté à couper le souffle, et avec le choix de tes tenues, je doute qu’il y ait quelqu’un dans le public qui se soit soucié de la justesse de ton jeu.
– Élégante façon d’esquiver la réponse épineuse. Au fait, merci pour les pivoines !
Elle l’embrassa. Le trac octroyait à son haleine une âcreté chargée d’ammoniaque. Il se dégagea gentiment, et elle appuya sa joue contre le col en satin de son smoking. Elle n’était ni câline ni démonstrative d’habitude.
– Il faut que j’appelle mes parents. Quelle heure est-il à Hong-Kong ?
– Aucune idée, mais d’abord, fais-moi le plaisir d’avaler quelque chose de consistant, tu te contentes de grignoter depuis des semaines. 
Il glissa un bras autour de ses épaules et la guida dans la pièce principale. Sonia était la seule à ne pas être soutenue par ses proches, quant aux amis, l’histoire du mémoire plagié avait fait fuir le peu qui gravitait dans son entourage. Heureusement, lundi, elle commençait son stage de fin d’année. Un nouveau lieu, de nouveaux collègues. Elle allait décompresser et redevenir la Sonia fraîche et amusante qui l’avait séduit.  
Hélas, Alex les stoppa sur le chemin du buffet. Un journaliste souhaitait prendre une photo de la troupe devant les décors. Il entraîna la jeune femme dans les escaliers en béton qui menaient au plateau et Lawrence se retrouva à nouveau avec lui-même. Il but une gorgée de champagne, remarquant qu’il s’agissait d’un Crémant brut. Au moins, les flûtes étaient en verre. Il s’enquit d’un coin où se poster pour observer l’effervescence ambiante à son aise. Les plafonds voûtés rendaient l’emplacement assourdissant et les fenêtres en hauteur ne filtraient qu’un maigre filet d’air. Une chance qu’il ait renoncé au nœud papillon.
Il avisa Spencer, qui s’agitait au milieu de la salle. Lawrence lui fit signe de le rejoindre et une expression soulagée se peignit sur ses traits.
– Non, merci, dit-il devant la flûte que Lawrence lui présentait. Avez-vous croisé Nejma ? J’espère qu’elle n’est pas remontée dans le hall. Je lui ai lâché la main deux secondes et… j’hésitais à l’amener, comme toujours, elle a trouvé le moyen de me faire tourner en bourrique.
– Détendez-vous Ewan, le spectacle a duré une éternité pour un enfant de son âge, elle a besoin de se dégourdir les jambes.
Tout en prononçant ces paroles, il scanna l’assistance. Sa stature lui offrait une vue panoramique, mais la rare touche d’orange qu’il localisa était la chevelure de Rosa Furman, engagée dans une discussion animée avec Matthew Adams. Zut, encore un qu’il n’était pas pressé de saluer. Même s’il avait témoigné un semblant d’amitié lors de sa dernière visite, c’était avant d’apprendre que non seulement il ne sera pas le géniteur de ses petits-enfants, mais qu’en plus il avait rompu brutalement avec Eve. Dieu seul savait comment il se comporterait avec lui cette fois. Il se concentra sur Nejma. Devant son majordome, il se voulait rassurant, mais la pensée de Nejma partie en quête d'aventure n’était pas de bon augure. Ils l’avaient convaincue de laisser son ballon à la maison, c’était déjà ça, mais était-il possible qu’elle décide d’explorer le parking ? Le théâtre se situait à Brixton, près de l’appartement d’Eve, il n’osait pas garer sa voiture dans la rue alors une gamine de cinq ans, errer sans surveillance...    
Il tendit son Crémant à Spencer.
– Tenez. Je m’occupe de vérifier le hall d’entrée, et vous, profitez de cette sortie pour lier connaissance avec une âme aussi esseulée que vous. Il y a une gente dame qui vous dévore des yeux, ajouta-t-il en indiquant furtivement la personne croisée tout à l’heure dans le vestiaire de Sonia. Après tout, Spencer appartenait à la même génération qu’Alexander, le pauvre bougre devait bien souffrir de l’appel de la chair de temps en temps.
Sur ce, il l’abandonna, et pour gagner du temps, longea le mur derrière le buffet. C’était l’unique chemin qui ne soit pas encombré par les invités. Quelque part, cette diversion l’arrangeait. Tout ce qui retardait le moment d’affronter Eve était le bienvenu. Il l’avait entraperçue qui gravissait les escaliers avec Sonia pour la photo. Comment ne pas la remarquer ? Elle portait une robe foulard ornée d’immenses fleurs rouges, fuchsia et turquoise. Ça, c’était pour la discrétion. Cependant, contrairement à son accoutrement habituel, les couleurs étaient vives, mais harmonieuses, et très féminines. Ses cheveux avaient poussé et elle les coiffait relevés en chignon flou, mettant son visage en valeur. Elle était lumineuse. Il se ressaisit et cessa de la scruter, la dernière chose qu’il souhaitait, c’était d’être pris en flagrant délit d’intérêt déplacé. Il hâta le pas.
Arrivé dans l’entrée, il inspecta les lieux en appelant l’enfant. Il vérifia les trottoirs et le parking, elle ne traînait pas dehors, ce qui le détendit. Elle se planquait probablement dans un recoin afin d’épier l’assemblée. Bien sûr ! Quel imbécile ! Il avait manqué de jugeote, elle n’avait jamais quitté les coulisses.
Il posa un regard différent sur la pièce, lorsqu’il redescendit. Où se serait-il caché à l’époque de ses cinq ans ? Dans un coin, à l’ombre, et près des mini-pizzas. Il reprit le chemin derrière les tables et se pencha pour vérifier le dessous de la nappe. Gagné.    
Il plia ses longues jambes pour se faufiler sous le panneau et grimaça. Il était beaucoup plus frêle lorsqu’il s’aventurait sous ce genre d’abris. Il s’assit sur les fesses et avança en appui sur les mains placées en arrière pour éviter d’infliger des dégâts irréparables à son smoking. Sa posture déclencha l’hilarité chez cette peste de Nejma. La gamine était installée à deux pas de là où il se tenait avec Spencer ! Et quand il parlait d’« installée », la diablesse avait tout simplement subtilisé un plateau entier de petits fours. Il se cogna le crâne en cherchant une position confortable, ce qui provoqua de nouveaux gloucements.  
Elle lui tendit un feuilleté. Il secoua la tête et regretta de ne pas avoir cueilli un verre avant de se contorsionner jusqu’à elle.
Il s’apprêtait à la sermonner, mais l’atmosphère de l’abri était tellement agréable qu’il se contenta de soupirer. Les sons et la lumière leur arrivaient tamisés par les pans de la nappe qui descendait à dix centimètres du sol. C’était exactement l’endroit où il rêvait de s’établir depuis le début de la soirée.
– Nej, me rendrais-tu un service ? Au-dessus de nous, il y a des verres de pétillant. S’il te plaît, attrapes-en une en passant par-derrière.
Elle s’extirpa de sous le jeté avec agilité et revint avec le vin avant qu’il n’ait le temps de culpabiliser de se servir d’un enfant pour consommer de l’alcool.
– Bon, chuchota-t-il, même s’il doutait qu’on les repère, explique-moi ce que tu manigances.
Sur le support, devant elle, les mignardises avaient été réorganisées par formes et couleur afin de former un motif géométrique. Cuisinées par les familles de la troupe, elles avaient été appétissantes, avant que les petits doigts crasseux de Nej ne les tripotent. 
– Ceux-là sont à la viande rose, je les adore, et j’adore les pizzas alors je les mange en premier. Après il y a les mini sandwichs au fromage, ceux-là je les aime, mais moins que les feuilletés. Après il y a les ronds avec le truc noir…
– Les olives.
– Ils sont beurks, je te les donne et il y a les toasts avec les perles. Je les aime pas, mais ils sont jolis. Tu peux les manger aussi.
– C’est ennuyeux, dit-il, en dirigeant sa main comme une grue au-dessus des gourmandises, parce que figures -toi que mes préférés sont également les mini pizzas !
Il sélectionna un des précieux petits fours, et Nejma, s’accrocha à son poignet en jubilant. Il lui céda en béquée. Aux anges, elle mastiqua avec l’énergie qu’elle mettait à taper dans son ballon, et agita ses gambettes pour exprimer sa joie. Il faisait chaud, mais le sol cimenté était glacé et il frissonna à la vue de la finesse de ses collants. Il défit sa veste et la disposa sur la dalle.
– Assieds-toi dessus, avant d’attraper froid. Mais attention, c’est un tissu extrêmement fragile, pas question de retrouver des traces de tamara ou de cresson sur la doublure. Et interdit de se traîner par terre avec. Ni d’essuyer tes semelles dessus.
Nejma détacha ses sandales et se coucha sur le ventre comme si c’était une serviette de plage. Pour les miettes, par contre, il lui faudra faire le deuil de sa doublure pure soie. Il se demanda comment il justifiera l’état de ses vêtements auprès de Spencer, quand il réalisa que son majordome était certainement mort d’inquiétude. Il lui envoya un SMS pour l’avertir que Nejma se trouvait avec lui, sans révéler leur cachette. 
Il hésita à la prévenir que les feuilletés à la « viande rose » contenaient du porc. Il ignorait les opinions de Spencer sur le sujet et Nejma en avait déjà ingurgité deux ou trois. Elle s’adonnait maintenant à un autre exercice, disposant de la mie de pain sur les souliers de ceux qui s’approchaient. L’enjeu consistait à les déposer le plus discrètement possible, et elle battait des mains lorsque les brisures restaient perchées sur les chaussures qui s’éloignaient.          
– Oh ! s’exclama-t-elle, lorsqu’elle découvrit une paire de sandales dorées et talons aiguilles dans l’alignement de la table. Les orteils arboraient une terrible manucure vert olive qui démentait le chic de la mise.
Good Lord ! songea Lawrence. Encore une excentrique qui achetait son maquillage dans un magasin de bricolage, au rayon peinture pour carrosserie. Il plaignit le type qui l’accompagnait, et se félicita de pouvoir compter sur le raffinement de Sonia.
Nej ne partageait pas son avis, elle fixait la laque irisée avec ravissement. 
– On dirait des coquillages ! chuchota-t-elle en pleine extase. 
Elle avança son index pour les toucher, Lawrence la retint. Des mocassins masculins vinrent encadrer ceux de la demoiselle. Avant même d’entendre sa voix, le pouls de Lawrence s’accéléra. Il reconnaissait le bas du complet à rayures.
– Brigade des stupres ! retentit la voix de Gerry, au-dessus d’eux. Qu’est-ce que vous dissimulez sous cette robe ?
Le rire d’Eve ricocha jusqu’à eux. Nejma ouvrit la bouche, mais Lawrence jucha un doigt sur ses lèvres. C’était lui maintenant, qui fixait, fasciné, l’enchevêtrement des pieds devant lui. Les chaussures du cabotin étaient impeccablement cirées, un modèle en fleur de cuir de chez Hermès. Nejma déposa une croûte de pain sur le bout du mocassin. Une furieuse envie d’y ajouter du concombre, ou du mélange d’œuf et de cresson titillait Lawrence. S’il avait eu des ciseaux, il se serait délecté à taillader le bas de son costume.
– C’est l’illusion de bite ! chuchota Nejma.
Il lui sourit distraitement, concentré sur la conversation du couple. Leur échange lui parvenait clairement malgré le brouhaha du fond sonore et le filtre du linge. 
– Je n’en peux plus, gémissait Eve en frottant un de ses pieds contre son mollet. J’ai souri à tellement de gens que j’ai des courbatures dans les muscles des joues ! Et ces pompes sont une torture, j’ai l’impression d’être montée sur des pieux, rappelle-moi quelle folie m’a pris de te laisser choisir mes accessoires ?
– C’est parce qu’elles ne sont pas destinées à reposer sur le sol, si tu m’autorisais à te montrer, tu constaterais qu’elles sont ultras cosy quand elles butent contre mes fesses et que je te...
Le reste était inaudible, l’histrion ayant vraisemblablement terminé sa phrase avec sa langue dans son oreille, ce qui était parfait, car il y avait d’autres oreilles, à côté de lui, que Lawrence désirait préserver.
– Relax, et savoure ton heure de gloire, Bébé. Tu as bluffé tout le gratin. Bon sang, tu m’as troué le cul.
Elle changea de jambe, Nejma suivait ses mouvements, hypnotisée par le chatoiement mordoré de la résine. Elle en oubliait de distribuer ses miettes.
Quelqu’un brailla au loin et Lawrence manqua la bribe suivante.
– … j’avais prévenu le journal local pour qu’ils publient un encart, mais comment ont-ils appris que toi, tu serais là ?
– La presse, Bébé, renonce à comprendre leur fonctionnement. Une chance que Malcolm ait taillé la route avant le rappel, parce que ce n’est pas une réception que tu aurais sur les dos, mais une émeute.
Gerry s’avança contre la nappe, marchant sur un pan de la veste de Lawrence. Aussitôt, Nejma frictionna le tissu en lançant à Lawrence un regard inquiet.
– Bois un coup, Bébé. Elle n’est pas mauvaise cette piquette, je pencherais pour un vin d’Alsace.
– Ne change pas de sujet. On a joué à guichet fermé. Soudain, comme ça, tout Brixton s’est chopé une envie dingue d’assister à une obscure version d’Easy virtue ?
Lawrence l’entendit soupirer avant de continuer.  
– Raconte-moi ce qu’a pensé Malcolm de la mise en scène. Dis-moi la vérité.
– Il a été épaté, d’autant plus qu’avec des amateurs, c’est de la pure magie.
– Tu es sûr ? C’était assez tendu entre nous. À ton avis, il m’en veut toujours ?
– Tu l’as foutu à la porte des répétitions de sa propre pièce, c’était rude. Personnellement, je compatis. Mais il faut un génie pour en reconnaitre un autre et il kiffe ton travail. Demande à Aline, elle, tu la croiras peut-être.   
Les chaussures de Gerry s’enchevêtrèrent dans celles d’Eve.
– Tu as un putain de don, tu m’as filé la trique comme jamais. Fêtons ta réussite dans un endroit discret. Je te promets que tes ampoules deviendront le cadet de tes soucis.
Lawrence jeta un œil à Nejma, perdue dans ses rêveries elle ne semblait pas prêter attention à la conversation.
Les petons d’Eve se soulevèrent, puis ils luttèrent pour se reposer à terre.
– Arrête ! On nous observe ! Attention à la journaliste ! On était d’accord pour la discrétion.
– Double raison pour se planquer. Fais-moi visiter ton arrière-boutique, Bébé.
Gerry murmura autre chose, Lawrence s’approcha dangereusement pour en capter la substance. Les paroles paraissaient étouffées, comme si Gerry avait enfoui sa figure dans le cou de sa victime.
– Cette utilisation du bal... ombres chinoises... incroyables... savoureuses... orgasme... une tradition, ça porte-bonheur.
Eve gloussa.
– Une tradition ? C’est surtout à toi que ça porte-bonheur.
– Affirmatif, d’où crois-tu que je tire mon succès ? Ça porte chance, je t’assure.
Troublé, Lawrence identifia chez Eve l’accent familier du rire pré-coïtal. Il imaginait bêtement être le premier et le dernier à la faire rire comme ça. 
– OK, mais vite. Et j’espère que le reste de la troupe n’aura pas la même intention que toi, sinon il y aura plus de cohue là-haut qu’ici.
Gerry répondit quelque chose d’insaisissable, Lawrence entendit résonner à nouveau le rire aux inflexions de luxure d’Eve. 
– Toi et Mister Majestyk utilisez le chemin qui mène à l’orchestre, moi, j’arriverai par le plateau. Rendez-vous sur la passerelle, OK ?
Sur ce, ils tournèrent les talons. Au sens propre. Lawrence transpirait malgré la fraîcheur du béton. Il étouffait derrière l’écran de tissu.
– Nej, attends-moi sagement, je te confie ma veste pendant que je pars chercher Sonia et ton papa. Il est temps de rentrer.
– Hum marmonna-t-elle, occupée à empiler les toasts pour créer un château. 
La travée entre le buffet et le mur était déserte, il tenta de s’extraire sans accrocher sa chemise ou achever son pantalon. Un projectile comme une balle en bois, l’atteignit à la tempe et lui arracha un juron. Il perçut un cri et entrevit un éclair vert métallique, des brides dorées et un nuage de soie pourpre, fuchsia et turquoise. Il aurait pu supposer que cette orgie chromatique annonçait un malaise vagal, mais il connaissait trop bien le diagnostic. Il se releva en massant son arcade sourcilière et avisa Eve, qui empoignait son genou, en équilibre sur l’autre jambe.
– Putain de bordel ! Lawrence ! s’écria-t-elle en se frictionnant. Est-ce que ça va ? Qu’est-ce que j’ai heurté ?
– Mon arcade sourcilière.
Elle s’esclaffa.
– Bon sang, mais qu’est-ce que tu fabriquais là ? Et dans quel état ! Si Spencer te découvre comme ça, il rendra son tablier.
Machinalement, elle épousseta la manche de la chemise de Lawrence qui était grise du poignet au coude.
– Alors ? Tu m’éclaires sur ta présence ?
– J’ai assisté à la représentation.
Elle recommença à rire.
– Je veux dire, ici, idiot ! Elle fronça les sourcils sans perdre son air amusé. Est-ce que tu sortais vraiment... de là-dessous ?
L’humour s’exprimait différemment chez les individus, pour certains c’était la capacité d’associer des bons mots, une prédisposition à la farce, ou le regard porté sur le monde. Eve appartenait à la troisième catégorie, elle décelait le comique dans le quotidien, et ce soir, elle n’avait pas besoin d’utiliser son imagination, car Lawrence agissait comme un parfait abruti. Il sentit la légèreté de son toucher tandis qu’elle effleurait son avant-bras, il distingua comme dans un kaléidoscope l’éclat de ses prunelles, son sourire, les taches de rousseur sur son nez et ses joues. Comme d’habitude, Eve faisait l’impasse sur le fond de teint, à peine quelques traces de mascara et de crayon sur la paupière, possiblement un restant du maquillage de théâtre.  
– Je surveillais Nejma, la fille de Spencer. Tu l’as déjà rencontrée, me semble-t-il.
À l’évocation de son prénom, la gamine pointa son minois et brandit le verre entamé de Lawrence.
– Tonton Lolo, ton verre !
Eve réprima un sourire. Il s’empara de la flûte et lança un regard explicite à la petite. Elle disparut dans sa cachette.
– Tonton Lolo ? fit Eve, impitoyable.
– Elle est à moitié française, cela nécessite notre indulgence.  
Eve continuait à frotter sa manche, mais son mouvement s’était mué en caresse. Lorsqu’elle le réalisa, une gêne s’installa entre eux.
– Tu ne t’es pas blessée au moins ? s’enquit-il en désignant son genou. J’ai la tête dure.
– Je suis au courant !
Elle souleva sa jupe, geste inutile, car l’ourlet s’arrêtait à mi-cuisse. Une auréole rougissante marquait la peau au niveau où l’articulation était entrée en collision avec le front de Lawrence. 
– Ta robe est magnifique, dit-il en capturant l’étoffe entre son pouce et son index. On jurerait une Léonard.
Eve ouvrit les yeux ronds sous l’effet de la surprise.
– Tu connais le nom du styliste ?
Elle se tortilla pour agripper l’étiquette.
– C’est une copine qui me l’a offerte, elle prenait la poussière dans son placard.
Le haut en dos nu s’attachait sur la nuque. Ce type de décolleté s’accordait aux poitrines conséquentes, sur elle, les fronces de la mousseline aplatissaient son buste. Pourtant, la pensée de ses seins menus, perdus dans les plis soyeux lui était délectable.
– Comment sais-tu que c’est une… ?
– Léonard ? Les imprimés. Ils sont inimitables.
Ils se dévisagèrent en silence.   
–... Tu as aimé…
–... J’ai adoré... Pardon, tu disais…
– Non, toi, tu allais parler…
– La pièce... dirent-ils en même temps.
– J’ai adoré la représentation, reprit Lawrence. Tu as un talent immense. Et pas uniquement pour la mise en scène, tu joues également à la perfection, j’ai été impressionné. 
– Merci.
– Je suis sincère. Ton père doit être fier de toi, je l’ai aperçu avec ses amis Léon, et Nicola.
– Il n’est pas doué pour les compliments, mais vu qu’il n’a pas descendu la pièce, j’imagine que oui, à sa façon il a apprécié.
Parmi les mèches folles qui s’échappaient de son chignon, il y en avait une qui menaçait de se coller à ses lèvres. C’était la première fois qu’il la voyait avec du rouge à lèvres. Il était d’un rose léger, à moins que Gerry n’en ait effacé une partie avec ses grosses babines.  
– J’ai appris que tu avais accepté la proposition de Gerry Penholl, pour le projet de Hurst, je me réjouis pour toi.
– Merci. On a commencé le travail il y a quinze jours. Je suis soulagée qu’Easy virtue se termine, j’avais hâte de me libérer l’esprit pour me consacrer à l’autre.
– Et le secrétariat ? La page est tournée ?
– Pour l’instant, mais difficile de déterminer jusqu’à quand. Un West run ne constitue pas une carrière. Il me reste beaucoup d’étapes à franchir.
– Comme admettre tes compétences ?
– Si seulement cela suffisait.
Un silence s’immisça à nouveau.   
– Je te retarde, dit Lawrence, à l’évidence, tu as un tas d’invités à saluer. Et Gerry t’attend, avec son manche à la main, ajouta-t-il en lui-même.
Son expression s’assombrit et il nota les cernes qui creusaient ses pommettes. C’était comme ça qu’il la préférait, lorsqu’elle baissait sa garde.
– Je déteste ces mondanités.
– Je sais.
Nejma choisit ce moment pour émerger, la veste de Lawrence sur le dos. Ses bras engloutis par le vêtement lui dessinaient une carapace d’insecte biscornu. Elle s’agrippa aux pantalons de Lawrence, comme une branche de lierre dotée de feuilles luisantes de gras et de tomate. Il l’enlaça naturellement.  
– Tes pieds sont verts ! 
– Nej, la politesse exige que l’on dise bonjour lorsque l’on s’adresse à quelqu’un.
– Ça te plaît ? Ça s’intitule « Cœur de scarabée », je l’ai acheté pour faire une blague à Alex.
Lawrence concevait mal son frère avec de l’humour, encore moins s’agissant d’une histoire de vernis à ongles. Néanmoins, après ce qu’il avait contemplé ce soir sous les projecteurs, tout était possible. 
– Tonton Alexander met des jupes, dit Nejma, qui excellait dans les remarques gênantes. Il a des poils.
– Ce serait l’épitaphe parfaite pour orner sa tombe, répliqua Eve, j’admire ton sens de l’observation. Veux-tu connaître le secret de mon vernis ?
Elle poursuivit son explication, bénéficiant de la curiosité énamourée de la gamine. Au théâtre, le vert portait malheur. À une époque lointaine, c’étaient les marins qui actionnaient les machines et les cordes du décor. Les marins comme les acteurs étaient d’affreux superstitieux, mais Alex préférait le terme « respectueux des traditions ». Elle prenait plaisir à le narguer et, chaque année, elle arborait du vert sur les planches, mais à un endroit invisible des spectateurs. Si Alex devinait où il était dissimulé, elle lui offrait un restaurant et, s’il séchait, c’était lui qui payait. L’année précédente, il avait gagné trop facilement, c’était sa culotte qui affichait la teinte maudite, mais ce soir il était tombé dans le panneau !
– C’est quoi une trique ?
Lawrence toussa fort et poussa Nejma en avant.
– Nej, va retrouver ton père, il bavarde près des escaliers, tu l’aperçois ? Préviens-le que nous partons.
– D’accord, Tonton Lolo, répondit-elle.
Elle fit coucou à Eve et s’élança dans la travée en sautillant. 
– Je raffole de cette gosse. Elle a un radar à connerie exceptionnel. On ne s’ennuie jamais avec elle. 
– C’est la première fois qu’elle déploie son charme pour plaire à quelqu’un. Mais si tu vivais avec nous, tu déchanterais. Essayer de l’éduquer, c’est comme tenter d’apprivoiser un troupeau d’écureuils, la malice en prime.
Après une pause, il enchaîna. 
– Il serait égoïste de ma part d’accaparer l’héroïne de la soirée. Je te souhaite bonne chance pour la suite.
– Merci. Je flippais tellement à l’idée que tu m’évites, ou que tu me snobes. J’en aurais été malade. Merci de ta gentillesse. C’était super de te rencontrer. Et de discuter avec toi.
– Le plaisir est réciproque.   
– Bon, eh bien, alors, à plus, « Tonton Lolo » !
Il grogna, mais c’était pour camoufler son amusement, et Eve fila rejoindre Gerry pour lui prodiguer des attentions qui, un jour, avaient été à lui. 



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