Jeudi 27 juillet 2017
Le feuilleton de l'été :
Tous les dimanches et tous les jeudi, suivez les aventures de GOOD LORD (Oh Lord ! Tome 3) avant sa parution.
Pour cet extrait, je vous invite à écouter la chanson "You" de Marvin Gaye. C'est Noah, des Crazy Stupid Lecture de Noah qui me l'a fait connaître, elle est restée à jamais associé à Dante et Alex.
Pour lire les facéties de Noah, c'est ici
Pour écouter la chanson sur youtube, c'est ici :Marvin Gaye - You
Extrait10
Montage Laure Elisac, crédits photo couverture du livre Hot house de Karyma McGlynn |
Samedi 21 mai 2011, Holyoak Road, angle de Dante Road, Elephant and Castle
Eve patienta devant l’interphone. Dante
s’était probablement absenté pour effectuer une course, car l’appareil
demeurait muet. La veille, pendant les répétitions, ils avaient convenu qu’elle
passerait le chercher dans l’après-midi pour l’accompagner à une expo, mais
elle s’était pointée drôlement en avance. Elle s’accroupit et retourna le
contenu de son sac sur les marches de l’immeuble à la recherche du double des
clefs. L’italien avait allégué, un jour, qu’elle vivait sa vie comme un puzzle.
Son studio de Brixton constituait son dortoir et son lupanar, la maison de son
père, son jardin et sa cantine, quant à Dante, son appartement lui servait tour
à tour de salon et de garde-manger. Elle se demanda quelle place occupait celui
de Gerry. Sa salle de jeu ?
Munie du passe, elle gravit
l’escalier, et constata, sur le palier, que c’était le niveau sonore de la
musique qui suintait de l’appartement, qui empêchait Dante de répondre à la
sonnette. Elle entra d’un pas prudent. Dante lui avait assuré qu’elle le
trouverait seul, mais peut-être qu’Alex avait modifié ses plans. Ces deux-là
rimaient comme la version romantique de Fortnum and Mason, Mark et Spencer, ou Black
et Decker : indissociable. La mélodie provenait du séjour, mais Dante
jouait les crooners au fond de la salle de bain. Or, il ne chantait que sous le
coup d’un intense bonheur, ou d’une nuit de débauche, ce qui revenait au même.
– Eh ho ? dit-elle en explorant
le hall d’entrée.
Dante s’époumonait : " WHOOO Youuuuu, you I see, in my mirror
in the mornin', Instead of seein' me, I
see you, I see your face… »
Marvin Gaye ! Cet homme était
comme l’agneau Pascal une veille de Pâques. « When we whisper words of love in our secret rendez-vous, though
it's wrong I know, boy I love you so... » Eve sourit
narquoisement. Évidemment, il avait troqué « girl » par « boy ».
Il ne manquerait plus qu’il danse et elle aurait la certitude que le Dante qu’elle
avait connu, se trouvait à jamais perdu.
Elle jeta un œil dans la salle d’eau.
Il se tenait (solitaire, Dieu merci !) torse nu avec une serviette
enroulée autour des reins. Au lieu de s’arrêter de se déhancher, car il
dansait, il la saisit par la taille et susurra en boucle. « Yes I need you, I need you baby. »
Eve tournoya avec lui, gagnée par son allégresse. Si Gerry les
voyait, assurément il lui infligerait un : « je t'avais prévenue, tous les
pédés en pincent pour Marvin Gay », mais Eve avait conscience de la
portée de cette chanson pour son ami, « quand on se murmure des mots
d’amour dans notre rendez-vous secret, je sais que c’est mal, mec, pourtant je
t’aime » les paroles contenaient le cœur de la psyché d’Alex.
Le morceau terminé, les baffes de
la chaine grésillèrent sous les sillons du vinyle ; un son vintage qu’elle
n’entendait que chez lui.
– Qu’est-ce qui t’arrive ?
dit-il, en traversant le salon pour éteindre la platine. N’avait-on pas prévu
de se retrouver après le déjeuner ? Que devient Grosminet ?
– Son prénom, c’est Gerry, pas Tom,
et c’est Titi qui cherche son Grosminet. Quand cesserez-vous de vous envoyer
des vannes tous les deux ?
– Quand il lui poussera un cerveau.
Ce type a cinq ans d’âge mental.
– Et la libido d’un ado de quinze,
ce qui en fait l’homme de mes rêves.
Elle s’assit sur le rebord de la
baignoire. Dante reprit sa posture devant la glace. C’est alors qu’elle
remarqua la brosse à mascara, sauf qu’au lieu de l’apposer sur ces cils, geste
parfaitement inutile, étant donné leur longueur, il peignait soigneusement les
poils de sa barbe. Il l’avait laissée pousser récemment pour le rôle du colonel
Witaker, mais cela lui seyait tellement bien qu’elle l’encourageait à la
garder.
– Tu peux m’éclairer sur ce que tu
fabriques ? lui demanda-t-elle.
– Cela me semble évident, je modèle
mes reflets.
Il s’empara d’un deuxième mascara,
blanc, celui-ci, et l’appliqua par petites touches, comme un pinceau. Le
cosmétique ajoutait des éclats de lumière argentée aux endroits stratégiques.
– Et ça ne déteint pas ?
– Mais non, ça sèche. Es-tu déjà
restée collée en m’embrassant ?
Elle secoua la tête.
– Et maintenant, raconte-moi ce qui
me vaut la béatitude de cette visite hâtive. Enfin fatiguée de Gerry ?
– Et si j’avais simplement envie de
savourer ta présence ? Pour une fois que tu ne te rues pas à Covington dès
la semaine achevée. Quant à Gerry, la question n’est pas qu’il me fatigue, mais
qu’il m’épuise. Baiser avec lui, c’est comme faire le tourniquet avec le
poivrier que les serveurs t’apportent dans les restaurants italiens, tu sais,
ces machins longs comme un bras.
– Et madame se plaint !
– Je te jure que si le concept
paraît excitant, la réalité est surtout encombrante. Et le pire, c’est qu’il
bande pendant des plombes ! Parfois, j’ai l’impression de subir le
purgatoire : « Vous mourrez par là où vous avez péché. »
– Il se dope au Viagra ?
– Il jure que non. Il a essayé, il
y a longtemps, mais cela lui déclenchait des migraines. Pourquoi
mentirait-il ?
– Tesoro, dit Dante en prenant des
poses pour tester son œuvre, les bougres de son espèce sont orgueilleux, ils
préfèrent garder confidentiel le fait que leurs cascades sont réalisées avec
trucage.
Il saisit un face à main pour s’inspecter
de tous les côtés, comme chez le barbier, puis il se rendit dans sa chambre
pour s’habiller. Eve lui emboîta le pas. Il sélectionna un pantalon en velours anthracite
et une chemise assortie, en coton moiré.
– Quelle élégance, commenta Eve,
vautrée sur le lit.
– Humm, j’ai rendez-vous au
restaurant après notre virée, Nigel nous invite, avec Alex, pour fêter
l’avancement des travaux.
– Alex revient ce soir ?
Pourquoi n’a-t-il pas dormi avec toi cette nuit ?
– Le boulot. Une urgence vitale
avec un artisan. Tu le connais, ce qui ne se produit pas dans la douleur, ne
mérite pas son attention. Il adore porter sa croix, il est incroyablement
catholique pour un sujet britannique. Mais cela ne m’explique toujours pas ce
que, toi, tu mijotes ici, à une heure où les honnêtes gens digèrent leurs Fish
and chips avant de se déverser dans les rues marchandes dans l’espoir de
relancer vaillamment l’économie du pays.
– J’ai fui la tanière de Gerry, il orchestrait
un marathon « Fast and Furious ».
Gerry n’envisageait rien
modestement. Un vidéo projecteur avait transformé son salon en salle de cinéma
privée, et depuis quelques semaines, il organisait des marathons. Parce que,
bien sûr, pourquoi regarder un film, quand on peut s’en avaler cinq d’affilée ?
Malcolm et Aline les accompagnaient dans ces orgies du septième art, ainsi que
Roger, le frère de Gerry. Ils se montraient bon public et d’une patience
d’ange. Ponctuellement, elle s’échappait avec Aline pour acheter des pickles,
des arachides, ou des verres à vin, n’importe quelle excuse pour se dégourdir
les jambes et bénéficier du franc-parler et de l’humour décalé de la Française.
Quinze jours auparavant, il les
avait obligés à se taper l’intégralité des Superman, la série originale, celle
dans laquelle Marlon Brando est affublé d’une perruque à la Barbara Cartland et
reçoit le décor en carton-pâte sur la gueule. Au moins, c’était drôle. Aujourd’hui,
elle avait craqué au lancement du « Fast and Furious » numéro trois.
L’intrigue se résumait à des gros muscles, chargés d’adrénaline, qui conduisaient
des bolides pendant cent vingt minutes avec pas une scène de baise. Ce qu’elle gardait
pour elle, c’était que l’un des acteurs ressemblait trait pour trait à Lawrence
et que cela l’agaçait d’admettre qu’elle le voyait partout.
– Ces Américains sont vraiment
timbrés, conclut-elle, pas étonnant qu’ils conduisent des voitures
automatiques.
– Désolé, j’ai dû rater un épisode.
Quel rapport avec les musclors abstinents de ton film ?
– Leur pudibonderie ! Ils raffolent
des héros avec de gros muscles et pas de bite, et les caisses avec de gros cylindres
et pas de levier de vitesse.
– Ou alors, ils apprécient de conduire
avec des boîtes automatiques parce qu’ils n’aiment pas se prendre la tête.
– Ou alors, ils ont la phobie de ce
qui dépasse et vénèrent ce qui est lisse, comme le sexe de leur Barbie.
– Ou alors…
– Ok, ok, pitié ! dit-elle en
riant. Termine de te fringuer, qu’on aille mater cette exposition. Il s’agit de
peinture ou de photo ?
Elle s’étira en roulant sur le matelas.
Gerry l’avait réveillée au milieu de la nuit, et son corps fourbu exigeait sa
dose de repos. Si elle fermait les yeux, elle s’endormirait. Elle perçut le
mouvement de Dante qui la rejoignait. Merde, elle avait fermé les paupières sans
même s’en rendre compte. Elle pivota sur le ventre et il massa ses épaules.
Dante était l’homme idéal, si l’on mettait de côté sa manie de fourrer le cul
de ses congénères.
– C’est rare que tu lies d’amitié
avec une femme, dit-il, en référence au temps qu’Eve passait en compagnie d’Aline.
– J’ai des amies féminines ! Rosa…
– C’est une ex de Matt et tu la
considères comme ta mère, ça ne compte pas.
– Et Nicola ?
– L’épouse de Crispin ? Encore
une ex de ton père ! Je te parle de quelqu’un de ta génération.
Elle gémit, parce que Dante
s’attaquait à son dos en malaxant généreusement ses filets mignons. Avait-elle
une chance de le séduire si elle subissait une opération ? Elle n’était
pas loin d’étudier sérieusement la question.
– Si tu crois qu’on trouve des copines
facilement, en ce moment je ne côtoie que des sauterelles lugubres, dont la
spiritualité se mesure à la hauteur de leurs talons.
– Et la gracieuse créature que tu évoques
se prénomme ?
Deux visages se superposaient dans
son esprit, Carolyn Kean et Sonia, bien que concernant cette dernière, elle se
montrait de mauvaise foi. Curieusement, elle pardonnait à Lawrence de l’avoir
traitée comme il l’avait traitée, mais elle ne parvenait pas à pardonner à
Sonia de réussir là où elle-même avait échoué. La jeune fille lui bouffait sur
les nerfs.
– Il y a cette actrice avec qui je
dois travailler, Carolyn Kean. Un cauchemar. Elle incarne tout ce que je déteste
chez mes consœurs femelles. Elle ignore le second degré, elle n’ouvre la bouche
que pour geindre et se comporte comme si elle était née pour prendre une
revanche sur les mâles. Je n’ai aucune idée de la façon dont je vais la gérer.
– Tu te projettes, mais ce qu’on
imagine se révèle souvent pire que la réalité. Lundi, les choses se mettront en
place dès que vous commencerez la lecture, tu verras. En plus,
professionnellement tu seras peut-être surprise de ses qualités.
– Si seulement. Mais ce sera la
première fois que je dirige une bande d’inconnus qui n’a pas choisi de bosser
avec moi. Et si je me montrais nulle comme manager ?
– Rappelle-toi que dans le cas où l'on
te reprocherait quelque chose, ce sera ton travail, et pas ta personne qu’on
vise. Si tu distingues les deux, ce sera un bon début. Ensuite, gardes en mémoire
que le groupe conduit à la déresponsabilisation, donc, quelle que soit l’année
de naissance des participants, ils veulent être guidés, mais pas écrasés par
ton autorité. Tu es leur supérieur, mais tu ne leur es pas supérieure, voi capito ?
Eve acquiesça.
– Fermeté et bienveillance, enchaîna-t-il.
La plupart des gens possèdent l’intelligence émotionnelle d’un enfant de dix
ans, et tu sais de quoi ont besoin les mioches de cet âge ?
– De tripoter une paire de nichons ?
– Zebra deficiente ! dit-il en pouffant. Ils réclament de l’attention
et ils aspirent à la sécurité. Écoute-les, rassure-les, et ils te mangeront
dans la main.
– Dante, que deviendrais-je sans
toi ? Je me sens… écoutée, et rassurée. Et je me sens délicieusement pétrie !
Si tu m’annonces que tu stockes des scones quelque part dans la cuisine, je signe
pour une greffe de bite.
– Un appendice même de la taille d’une
troisième jambe ne suffira pas, notre amour est impossible, car jamais tu ne me
suivras dans le Kent !
Il se leva, provoquant des
grognements de protestation.
– Continue, pitié, pitié, s’il te
plaît, encore cinq minutes ! Je m’achèterai un pull à col roulé en laine vierge
et des bottes en caoutchouc ! Mais d’ailleurs, pourquoi t’accompagnerais-je
dans le Kent ? Tu es un citadin, le macadam coule dans tes veines, comme
moi ! Tôt ou tard, le sort qu’Alex t’a lancé se dissipera et tu me
reviendras.
Elle se redressa brusquement.
– Il y a du nouveau entre
vous ? Tu me caches quelque chose ?
– Comme dans « je suis enceinte,
veux-tu être la marraine ? » Ma chérie, j’ai beau planté ma
graine sans relâche…
Elle lui lança un oreiller.
– Ok, nous examinons quelques changements,
qui impliquent mon emménagement à Covington.
Eve en resta sans voix. Lâcher l’école,
lâcher son logement, la prunelle de ses yeux, situé à l’angle de la rue de
Dante, bordel, ça ne s’invente pas ! Et ça ne se remplace pas.
– Ça te procurera un pied à terre à
la campagne, pour étrenner tes bottes en caoutchouc. On t’aménagera une tanière
dans les combles du garage pour que tu ne sois pas incommodée par l’air pur.
– Mais, quand ? Et tes
affaires ? Et ton métier ?
– Le projet nécessite des ajustements,
tu peux recommencer à respirer, je ne déménage pas demain. Et je prévois de
garder l’appart, je continuerai à le louer aux étudiants de l’académie. Il y
aura deux chambres de dispo au lieu d’une. À moins que tu ne le veuilles pour
toi ?
– Merci de proposer, mais cela
t’obligerait à baisser le loyer, tu as besoin de cet argent.
– Je ne pars pas pour l’Alaska, cara Tesoro. Alex est prévenu que tu possèderas ta chambre attitrée,
j’ai même l’intention de t’offrir un abonnement de train. Allez, viens, petite
limace, dit-il en la tirant hors du lit. Je n’ai plus de scones, mais j’ai trouvé
des pomélos sur le marché hier, ils sont à tomber.
Elle obtempéra et le contempla
pendant qu’il prédécoupait les fruits. Si elle était restée chez Gerry, elle se
serait gavée de flan parisien et de toasts à la tapenade et pain fraîchement
cuit par les soins d’Aline.
– Je m’en sors très bien seule, marmonna-t-elle
en picorant la chair rosée, tu te tracasses pour rien. Les bipèdes à sang royal
comme Lawrence sont parfaits pour les femelles comme Sonia. Moi, je n’ai jamais
accroché aux contes de fées. Déjà, môme, ce qui me bottait dans l’histoire de
Blanche Neige, c’était la communauté avec les nains et j’étais super déçue
quand le prince se pointait, avec son cheval ridicule.
Il rit et, par contraste avec sa
barbe d’ébène, ses dents scintillèrent, comme un trésor d’opale. Eve fut
frappée par sa beauté et son magnétisme. Il donnait envie d’être une pulpe d’agrume,
rien que pour avoir le plaisir de s’abandonner à ses mâchoires dignes d’un
chant d’Homère. Dire qu’au final, le timide Alex n’avait fait qu’une bouchée de
lui. Preuve qu’il fallait se méfier des natures réservées.
– Monsieur et Madame Ticule ont une
fille, dit-elle soudain.
La boutade lui était venue dans le
métro, elle prévoyait de lui soumettre dans l’interphone.
– Ticule ? Tu veux parler de Monsieur
et Madame Cule ?
– Jean Cule ? Tu me prends
pour une débutante ?
– D’accord, Jean manque d’originalité,
même s’il est toujours le bienvenu, mais que penses-tu d’Arty ?
Elle fit mine de s’endormir sur la
table.
– Et Monty ? persévéra-t-il.
– C’est navrant. Quel intérêt de se
casser le bonbon à créer ses propres blagues, sans chute graveleuse ?
Concentre-toi sur Ticule.
– Dans ces conditions, je suppose
que ce n’est pas « Jess » non plus ?
– Jess Ticule ? Bordel ! Alex te
pompe tellement fort, qu’une partie de ta matière grise est partie avec la
sauce. Songe au prénom d’une héroïne fadasse que Sonia chérit, le tout formant
l’un de tes joujoux préférés.
– Je sais, je te charrie. « Tess »,
lança-t-il avec un sourire béat et du jus de pamplemousse plein la bouche.
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