GOOD LORD (Oh Lord ! Tome 3) Laure Elisac, tous droits réservés Extrait 4

Jeudi 6 Juillet 2017


Le feuilleton de l'été :
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Extrait 4





Vendredi 13 Mai 2011, Brixton


Eve fronça les sourcils devant le bouquet de fleurs et calcula mentalement pour s’assurer qu’on n’était pas le dix-sept mai. Depuis qu’elle avait démissionné de son poste de secrétaire, les jours défilaient dans l’anonymat et les répétitions du vendredi constituaient son seul repère. On était le treize, donc son anniversaire tombait mardi prochain. Seul Dante étant au courant, elle n’avait pas de raison de s’inquiéter, mais cela n’expliquait pas l’extravagant assemblage de lys et de roses jaunes, posé sur sa chaise.
– Dante ? appela-t-elle en direction du débarras dans lequel les hommes enfilaient leur costume.
Dante apparut dans un trois-pièces qui portait encore les outrages de son entrepôt dans la valise des costumes. Malgré l’aspect défraichi, les lignes strictes du vêtement atténuaient sa nonchalance naturelle et le rendaient intimidant. 
– C’est quoi, ce truc ? dit Eve en désignant les fleurs comme s’il s’agissait d’un tas de compost.  
– Noah est arrivé avec, mais relax, ça n’a rien à voir avec le jour béni de ton arrivée sur terre.
– Qui fête son arrivée sur terre ? s’enquit Sonia en sortant de derrière un paravent.
Eve tiqua et sa réactivité la fit tiquer de plus belle. Depuis qu’ils répétaient en costume, la jeune femme était éblouissante au premier sens du terme, et Eve se sentait éclaboussée par cette beauté triomphante qui la brûlait comme des taches d’acides. Le groupe s’extasia sur son allure, ses cheveux, son maquillage. Eve aurait pu se réjouir en endossant la paternité de cette transformation, mais elle savait que l’éclat de Sonia provenait de ce qu’elle avait cessé de vivre dans les livres, et que chaque jour, chaque nuit, chaque week-end, comme celui que ces traitres venaient de passer à Covington, elle bénéficiait des attentions de Lawrence et de sa baguette magique. Tous les quatre à Covington avec Dante et Alex. Quatre, le chiffre de la félicité en cube : la perfection à angle droit, lisse, hermétique.  
– Noah, s’exclama Sonia, tes fleurs sentent divinement bon, les lys embaument jusque derrière le paravent. Ce que j’aime le printemps !
Oh pitié ! maugréa Eve entre ses dents, bientôt elle va nous chanter la mélodie du bonheur. Noah interrompit ses pensées en lui collant la gerbe dans les bras pour célébrer son contrat avec Malcolm Hurst. Il se répandit en remerciements, sans réaliser qu’il lui rendait service, et non l’inverse. Sa présence dans la troupe de Gerry, la soulageait, on n’avait jamais trop d’amis dans ce genre de situation. Il enchaîna avec la péripétie du jour : Malcolm Hurst en personne, interrompant la visite de Noah chez la costumière. Cela déclencha une avalanche de questions qu’Eve avait entendue un millier de fois depuis qu’elle côtoyait l’acteur. La plus prévisible concernait sa taille. Pourquoi tout le monde se demandait-il si Malcolm était aussi grand en vrai qu’à l’écran ? Qu’est-ce qu’ils croyaient ? Qu’il jouait depuis trente ans avec des chaussures à talon ? Qu’il donnait la réplique uniquement à des collègues de moins d’un mètre cinquante ?
Elle frappa dans ses mains.
– Allez, Noah, tu dévoileras ces passionnants détails tout à l’heure. Pour l’instant, on attaque avec la scène d’exposition.  
Elle ignora les gloussements de Sonia et Noah, qui se réfugièrent près de l’entrée pour continuer leurs messes basses. À la place, elle se focalisa sur le pauvre Alex, qui mélangeait ses déplacements.
– Bon sang, Alex ! Lorsque Dante termine sa phrase, tu te trouves dans le coin et tu traverses l’espace dans une diagonale, ce n’est pourtant pas difficile à se rappeler ! Ne me dis pas que ça requiert plus de compétences que de diriger une exploitation !
Eve fulmina pendant les deux scènes suivantes. L’échéance qui approchait leur faisait perdre leurs moyens. Même Dante mangea une réplique.
Elle pivota soudainement vers le couple, au fond de la salle.
– Est-ce que vous pouvez la fermer cinq minutes ?
– Ça va, protesta Noah, inutile de nous crier dessus.
– Je suis obligée si je veux avoir une chance de couvrir vos voix ! Si Sonia se passionne pour la vie de Malcolm, qu’elle achète le Sunnyday. Je dirige une troupe de théâtre, pas un fan-club.
– On ne parlait pas de Hurst, dit Sonia, je lui racontais mon week-end à Coving...
Basta ! intervint Dante en quittant l’espace scénique, délimité par une bande de papier toilette déroulé sur le lino. On se calme, à commencer par toi, précisa-t-il à l’attention d’Eve. Tu nous fatigues à japper comme un roquet qui vient de perdre ses cacahuètes.  
– Il faut bien que quelqu’un s’intéresse à la pièce ! Apparemment, je suis la seule ici.
– Mais non, dit Noah en les rejoignant. C’est notre dernière aventure ensemble, ça nous touche, on a envie d’en profiter.  
– Alors comment expliques-tu que vous ne connaissiez ni votre texte ni vos déplacements ?
– Parce que c’est du théâtre amateur ? ironisa Sonia, visiblement, on ne correspond pas à tes nouveaux standards, excuse-nous de ne pas répondre aux exigences d’une West end.
– Allez, dit Dante, concentrons-nous. Noah, puisque tu n’interviens que dans la prochaine scène, peux-tu suivre mon texte, je bute toujours sur le même passage.
Les répétitions reprirent dans une atmosphère mi-figue mi-raisin.  
À la fin de la soirée, Dante s’attarda pour aider Eve à fermer le local. Alex se faisait tout petit, mal à l’aise avec les ambiances orageuses, mais Eve ne fit rien pour le rassurer, estimant que s’il se sentait coupable d’avoir invité le couple de l’année à passer deux jours en tête à tête avec lui et Dante, c’était son problème. Elle grinça des dents sous l’effet de sa mauvaise foi. Comment reprocher à Alex de fréquenter son propre frère ?
Dante suggéra de la déposer à son appartement, mais elle déclina, car Gerry l’attendait dans un restaurant de Chelsea. Un établissement prétentieux qui servait des amuses bouches alambiquées en entrée et du surgelé en dessert, le tout pour une note faramineuse et indigeste, le comble pour un restaurant. Dante insista pour l’accompagner au moins au métro. 
– Et si tu me disais ce qui te tracasse vraiment ? lança-t-il une fois dehors, en la saisissant par le coude.
Alex les suivit, un pas en arrière, à cause de l’étroitesse du trottoir.
– Je comprends que tu sois stressée, mais je ne t’ai jamais vue gratuitement agressive comme ce soir.
– Gratuitement ? Tu plaisantes ?
– Ne répond pas à mes questions par une autre question. Ce n’est quand même pas au sujet de Sonia et Lawrence, je sais que ça t’emmerde, mais pas au point de nous astiquer de cette façon. 
– Franchement, toi et Alex, vous pouvez organiser tout votre temps libre avec eux, vous mettre à la pêche, creuser un terrain de golf ou adopter un chien, c’est le cadet de mes soucis. 
– Et si on t’embarquait ? suggéra Alex. Préviens Gerry, on s’arrête chez toi récupérer quelques affaires et on prend la route ensemble.  
Elle se tourna vers lui.
– C’est très gentil de ta part. Désolée d’avoir crié tout à l’heure. Et merci pour l’invitation, mais tu sais comme je déteste la campagne. Autant me proposer la tournée des cimetières. En plus, j’ai promis à ma grand-mère de monter la voir demain.
– Encore ? s’étonna Dante, tu y étais déjà la semaine dernière, comment va-t-elle ?
Les deux femmes partageaient le même prénom, Evelyn, elles avaient exercé le même métier de secrétaire, et elles avaient toutes les deux connu l’expérience de se lever un matin, pour découvrir un mot laissé par Vivian, leur annonçant qu’elle disparaissait pour refaire sa vie ailleurs. Être abandonné par la même personne, cela créait des liens. Evelyn Atwood n’était pas quelqu’un de facile à vivre, elle souffrait de dépression chronique, et les crises maniacodépressives s’étaient aggravées depuis l’apparition de sifflements dans les oreilles qui ne la quittaient plus. Ces derniers temps, Evelyn avait fugué à plusieurs reprises, et chaque fois la famille s’attendait à ce qu’elle se fasse du mal.   
– C’est compliqué, dit-elle. Ses acouphènes lui tapent sur le système. Il n’y a que lorsqu’elle se trouve à côté d’une chute d’eau qu’elle ne les entend plus. Je crois qu’elle devient folle.
– Tesoro ! Pourquoi ne me l’as-tu pas dit avant ? Je me serais arrangé pour venir avec toi !
– Pas besoin, Gerry m’accompagne.
– Gerry ? fit-il, incrédule.
– Et oui, Gerry Penholl, alias mon petit ami, ça t’épate, hein ? On prendra la moto, s’il ne pleut pas.
– J’avoue qu’il remonte dans mon estime. Le deux roues, par contre… il te faut un blouson en cuir. En cas d’accident, c’est capital. Comment conduit-il ? Tu es déjà montée avec lui ? Tu as un casque ?
– Oui papa. Et on mettra des capotes si on baise. Je peux y aller maintenant ?
Il maintint son étreinte.
– Envoie-moi un SMS à ton arrivée. Et dis à Gerry qu’il a intérêt à respecter les limitations de vitesse, parce que s’il déconne avec toi…
– Tu lui feras avaler son casque. Je t’en supplie Alex, récupère ton homme !
– Promets-moi de m’appeler quand tes pieds touchent le sol, Tesoro.
Elle lui fourra son bouquet dans les mains en guise de réponse, embrassa les deux amis et se mêla à la foule, se laissant porter par le flot qui lui donnait l’illusion de savoir où elle allait.

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